L’image photographique et la vidéo sont au coeur de notre vie quotidienne et façonnent notre perception du monde. L’acquisition progressive de compétences médiatiques est prévue tout au long de la scolarité. Les images contiennent des informations qu’il faut apprendre à décoder, interpréter et critiquer. Le référentiel de compétences pour la formation initiale et continue des enseignant-e-s est assez vague en la matière. Un module de formation de base à l’image et aux médias du corps enseignant est présenté.
Fake news , infox, propagande, guerre des images… Les crises qui se succèdent rappellent que la capacité à évaluer les informations de toute nature, véhiculées par les canaux les plus divers, est au fondement de la citoyenneté numérique.
Avec l’avénement des médias sociaux et d’internet, tout un chacun est en mesure de produire et de diffuser des images et des vidéos. Moyen de s’informer, d’apprendre, de communiquer, aisée à réaliser, à reproduire, à diffuser, l’image photographique et la vidéo sont au coeur de notre vie quotidienne et façonnent notre perception du monde. Pourtant rares sont celles et ceux qui disposent aujourd’hui encore des moyens d’exercer pleinement leur esprit critique vis-à-vis des images et des discours audiovisuels. Les photographies et les vidéos, par leur capacité à susciter des émotions et leur pouvoir évocateur sans pareil, contribuent fortement à imposer des représentations, des manières d’être et des comportements. Pour s’informer valablement, il faut être capable d’analyser des contenus audiovisuels et de les mettre en perspective.
L’éducation aux médias et à l’image dans le cursus scolaire romand
L’école romande, a introduit en 2011 la formation générale aux Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) dans le Plan d’études romand (PER). En mars 2021, le PER a été révisé pour intégrer la culture informatique dans le cursus des études. Le nouveau domaine disciplinaire, nommé Education numérique, comprend trois dimensions: l’éducation aux médias, la science informatique et les usages des outils numériques. Cet enseignement transversal a été étendu à toutes les filières du secondaire II, tant de la formation générale que de la formation professionnelle initiale.
Dès la 1re année scolaire (enfants âgés de 4 ans) et tout au long des onze années de la scolarité obligatoire le plan d’études prévoit que les élèves développent leur esprit critique vis-à-vis des contenus médiatiques de toute nature (texte, image fixe ou en mouvement, son, etc.) véhiculés par tous les canaux de diffusion (anciens et nouveaux médias). Les apprentissages sur lesquels portent le domaine Médias du plan d’études donnent une large place à l’acquisition progressive de compétences relatives à l’image fixe et à l’audiovisuel. Dès le Cycle 1 (quatre premières années), il est prévu que les élèves découvrent «les éléments de lecture et de compréhension d’une image, le rapport entre l’image et le son», soient sensibilisés «au rapport entre l’image et la réalité» et réalisent «des créations médiatiques variées». Les «attentes fondamentales» du Cycle 2 (5e – 8e) prévoient que les élèves soient capables d’«évaluer la fiabilité d’une information, repérer des différences entre deux médias traitant du même sujet, décoder une image, un message sonore et/ou audiovisuel, en explicitant sa perception, repérer les intentions d’un message et de contribuer à une création au moyen d’un média adapté». Le plan d’études prévoit en effet qu’une large place soit dévolue à des activités pratiques: «L’élève utilise les outils numériques de création et de communication de manière autonome, critique, créative, sécurisée et responsable en fonction des enjeux et des situations d’apprentissage. Il produit et échange des messages textuels, audios et vidéos en utilisant de manière opportune les différents canaux à disposition».
C’est ainsi qu’il est prévu que l’ensemble du corps enseignant enseigne des aspects d’éducation aux médias et encadre l’utilisation par les élèves des outils multimédias en classe pendant toute la scolarité.
La formation initiale et continue du corps enseignant à l’éducation aux médias
Des objectifs pédagogiques et des méthodes d’apprentissage définies pour l’Education numérique du Plan d’études romand, il découle que pour assurer cet enseignement d’éducation aux médias les enseignantes et les enseignants doivent disposer de connaissances concernant ce champ culturel, de compétences médiatiques ainsi que de compétences pédagogiques et didactiques spécifiques.
L’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie (László Moholy-Nagy, 1927)
En 2004, la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) a publié des recommandations relatives à la formation du corps enseignant dans ce domaine. Le principe d’une formation initiale et continue des enseignantes et enseignants dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC) «enchâssée dans une pédagogie des médias complète» y est présenté. Les compétences didactiques et pédagogiques en matière d’éducation aux médias et par les médias y sont notamment définies de manière détaillée. On peut y lire: «Les enseignantes et enseignants disposeront de connaissances de base dans le domaine de la pédagogie des médias [et] pourront se livrer à une réflexion critique sur l’action des différents médias sur les enfants et les adultes; ils seront capables d’analyser des messages audiovisuels [et] seront à même de faire comprendre à leurs élèves, d’une manière qui soit adaptée à leur âge, comment on utilise le son, l’image et le texte, et de démontrer leur impact. Ils les rendront également attentifs aux éventuelles différences entre la réalité et l’image qu’on peut en donner». Par ailleurs, les enseignantes et les enseignants seront capables «d’utiliser les technologies audiovisuelles […] et pourront diriger les projets d’élèves dans ce domaine».
La nécessité pour le corps enseignant de disposer d’éléments d’une culture des médias y est aussi précisée: «les enseignantes et enseignants seront capables de thématiser avec leurs élèves, en fonction de leur âge, les aspects sociologiques, éthiques, économiques et juridiques liés à la pratique des TIC», qui comme nous l’avons vu est «enchâssée» dans la pédagogie des médias.
Place de la formation à l’image et à l’audiovisuel dans la formation du corps enseignant
Une enquête que nous avons réalisée au début de 2020 a mis en évidence que dans le cadre de la formation initiale des enseignant-e-s du primaire à la Haute école pédagogique du Valais (HEP VS) et à l’Université de Genève, les médias étaient principalement envisagés comme moyens d’enseignement et outils d’apprentissage, la place dévolue à l’étude de l’image et du complexe audiovisuel étant limitée.
(Lire mon article: «Aperçu sur la formation initiale aux médias et à l’image pour l’enseignement primaire en Suisse romande», 11 février 2020.)
Les catalogues de cours de formation continue proposés au corps enseignant en Romandie ne proposent pas à notre connaissance de cours de base à l’image cette année scolaire, sauf à Genève (Formations continues du DIP). Cependant, les cours proposés ne peuvent être suivis que hors du temps d’enseignement et sur la base d’une participation volontaire (principe de la formation professionnelle).
Récemment la Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) a publié son Référentiel de compétences pour la formation initiale et continue des enseignant-e-s dans le domaine de l’éducation numérique (juin 2021). Ce référentiel, qui se décline en 6 domaines, définit tout le champ des compétences professionnelles, pédagogiques et didactiques en la matière. Les enseignantes et les enseignants doivent notamment pouvoir «enseigner la littératie médiatique» (domaine «Enseignement et apprentissage»), soit «implémenter des stratégies permettant le développement de l’esprit critique et sélectif [des élèves] face aux médias et de leur capacité à analyser, évaluer et produire des contenus» ainsi que planifier des séquences d’enseignement permettant de développer ces compétences chez leurs élèves, cela va de soi.
Le sixième domaine du référentiel qui porte sur le «développement des compétences numériques des apprenant-e-s» renvoie au référentiel des élèves (pour l’école obligatoire, le Plan d’études romand), mais reste très vague en ce qui concerne les connaissances que les enseignantes et les enseignants doivent développer chez leurs élèves. On peut relever au passage que l’emploi de la locution «compétences numériques» escamote les savoirs proprement «médiatiques», en particulier la fondamentale dimension relationnelle et interactionnelle de l’usage des médias. Le référentiel indique bien que les enseignant-e-s doivent réaliser des activités qui «mettent l’accent sur les enjeux citoyens liés à l’utilisation des outils de création et de communication médiatiques, […] amènent les apprenant-e-s à s’informer de manière éclairée [et] requièrent une définition de leurs besoins, une recherche, une évaluation, un choix et un traitement adéquats de l’information et de ses sources». Cependant, il n’est jamais fait mention de la nature de cette information. C’est problématique, car aujourd’hui les supports dominants de l’information et de la communication ce sont l’image, le son et le multimédia interactif, lesquels n’ont pas fait l’objet d’un enseignement systématique jusque-là. Sans une solide formation en la matière, le risque est grand que des enseignant-e-s qui ne se sentent pas à l’aise se limitent à de minces apports didactiques et ne favorisent pas le travail autonome de leurs élèves avec des appareils connectés, notamment la production de contenus multimédias pourtant prévus par le plan d’études.
C’est pourquoi, puisque cet enseignement d’éducation aux médias a été conçu comme transversal, il faut former l’ensemble du corps enseignant. Quelle pourrait être cette formation de base à l’image?
Un exemple de formation de base à l’image et aux médias
En 2002, à Genève, un module intitulé «Formation de base à l’image et aux médias» destiné à l’ensemble du corps enseignant a été proposé dans le cadre de la formation continue de l’enseignement secondaire. Ce module, élaboré par des formatrices et des formateurs disposant d’une longue pratique de formation de leurs pairs, visait à fournir des notions de base théoriques et pratiques aux participant-e-s sous la forme d’une «boîte à outils». Ce moyen d’enseignement était accompagné par des propositions de démarches méthodologiques transposables dans leur enseignement.
Le module de Formation de base à l’image et aux médias se composait de trois cours:
1. Pratiques médiatiques et champ scolaire
Ce cours d’un jour visait à sensibiliser les participant-e-s à la diversité des usages de l’image et des médias dans la société et des obstacles liés à leur usage dans le cadre scolaire. Précédée par une introduction à l’épistémologie de l’image, une «boîte à outils» pour analyser les productions visuelles et sonores (forme, signification, contexte, effets) était présentée et mise à l’épreuve.
2. Initiation à l’analyse de l’image fixe
Sous-titré «de la forme au sens, approche des catégories fondamentales du langage visuel», ce cours de deux jours visait à faire prendre conscience aux participant-e-s de la diversité des regards portés sur les images et des savoirs qui leur sont liés. Une méthode et des notions leur permettant de parler d’image avec leurs élèves leur était proposée. Le premier jour, une «boîte à outils» pour analyser les images fixes était présentée et mise en oeuvre par des travaux pratiques. La seconde partie du cours, organisée sous forme de séminaire deux semaines plus tard, était consacrée à la présentation et à la discussion des analyses d’images fixes réalisé-e-s par les participant-e-s, idéalement testées en classe.
3. Initiation à l’analyse de l’image filmique
Sous-titré «de la forme au sens, approche des catégories fondamentales du langage filmique», ce cours de deux jours permettait aux participant-e-s de s’approprier une méthode et des notions leur donnant la possibilité d’analyser un film. Tour à tour le rôle des composantes formelles de l’image, des moyens d’expression sonore, de la place assignée au spectateur, de la temporalité et des procédés de montage dans la production de signification étaient abordés. Le premier jour, une «boîte à outils» pour analyser les documents audiovisuels était présentée et mise en oeuvre par des travaux pratiques. La seconde partie du cours, organisée sous forme de séminaire deux semaines plus tard, était consacrée à la présentation et à la discussion des analyses de films réalisé-e-s par les participant-e-s, idéalement testées en classe.
Des contenus et modalités semblables avaient été proposés auparavant à des enseignantes et des enseignants issus de l’enseignement primaire et secondaire dans le cadre de la Formation image et médias (FIM), recyclage organisé par le Département de l’instruction publique (DIP), à Genève, de 1998 à 2002. Un tel enseignement a aussi été dispensé dans le cadre de la formation initiale de l’Institut de formation des maitres de l’enseignement secondaire (IFMES, DIP) pendant une décennie, ainsi que dans le cadre de la formation complémentaire de formatrices et de formateurs dans le domaine des Médias, de l’image et des technologies de l’information et de communication F3-MITIC de 2001 à 2006 (initiative de la Confédération «Partenariat Public Privé – L’école sur le net»).
Le module de Formation de base à l’image et aux médias constituait le tronc commun d’un dispositif comprenant en outre une douzaine d’autres cours, dont nous signalons les thèmes qui sont le plus en phase avec notre propos: approches de la télévision (la communication médiatique, le direct, l’image et son commentaire), les usages et mésusages de l’image fixe en histoire, la représentation de la violence et ses conséquences.
Pour une littératie du visuel et du sonore
Théoricien-ne-s et pédagogues praticien-ne-s ont élaboré, testé et mis en oeuvre un solide corpus de ressources pour enseigner l’image et le langage audiovisuel. Il faut pleinement prendre en compte ces acquis dans la formation du corps enseignant.
Savoir décrypter les images constitue le b.a.-ba de l’éducation aux médias. Toute image contient en effet des informations qu’il faut apprendre à décoder, interpréter et critiquer. Ces savoirs et habiletés doivent être envisagés dans un projet plus vaste de «littératie médiatique multimodale», laquelle a été définie comme «la capacité d’une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel, les ressources et les compétences sémiotiques modales (par exemple, le mode linguistique seul) et multimodales (la combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et/ou numérique), à l’occasion de la réception (décodage, compréhension, interprétation et évaluation) et/ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message» (Lacelle, Boutin, Lebrun, 2017).
László Moholy-Nagy (photographe et théoricien) a déclaré en 1927 que «l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie», se risquant à prédire que «la photographie deviendra dans un futur proche une branche d’enseignement au même titre que l’abc et le deux-plus-deux». On en est loin encore. Il est temps aujourd’hui que les rudiments de la «grammaire» de l’image et de l’audiovisuel soient systématiquement enseignés à l’école par des enseignantes et enseignants aguerri-e-s.
(Lire mon article sur le dispositif de formation prototype créé en 1998 à Genève: La Formation image et médias, modèle d’une formation de base du corps enseignant, 23 mai 2022, ainsi que mon article sur le dispositif de formation de base de formateurs et de formatrices du corps enseignant à l’image et aux médias mis sur pied en 2001 à Genève, 29 août 2022).
Références
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Education numérique (EN) – Visées prioritaires.
> Recommandations relatives à la formation initiale et continue des enseignantes et enseignants de la scolarité obligatoire et du degré secondaire II dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (ICT), 25 mars 2004, Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP).
> Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP), Catalogue de formation continue pour le personnel enseignant du DIP et pédagogique de l’OMP, 23 juillet 2021.
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Référentiel de compétences pour la formation initiale et continue des enseignant.es dans le domaine de l’éducation numérique, juin 2021.
> Direction générale du cycle d’orientation et Direction générale de l’enseignement secondaire postobligatoire, «Domaine image et médias» dans Formation continue du corps enseignant secondaire 2002-2003, Département de l’instruction publique de la République et Canton de Genève.
> Nathalie Lacelle, Jean-François Boutin et Monique Lebrun, Littératie médiatique appliquée en contexte numérique – LMM@ – Outils conceptuels et didactiques, Presses de l’Université du Québec, Ste-Foy, 2017.
Les sites et documents ont été consultés le 21 mars 2022
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Pour une formation de base à l’image et à l’audiovisuel du corps enseignant», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 21 mars 2022, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/pour-une-formation-de-base-a-image-et-a-audiovisuel-du-corps-enseignant
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Education aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Education numérique | educationauxmedias.ch