L’«analphabétisme» de l’image, point faible de notre système éducatif

Questionner les représentations du réel est au fondement d’une citoyenneté éclairée. Pour ne pas être trompé par les images, il faut apprendre à les décoder, à les interpréter et à les critiquer dès le jeune âge. Aujourd’hui, la moitié des enfants de 7 ans visionne des vidéos sur les plateformes de médias sociaux (Youtube). Le plan d’études mentionne bien l’éducation aux images, mais cet enseignement n’est pas dispensé méthodiquement tout au long du cursus scolaire comme cela est prévu.

Fake news , propagande, guerre des images… Les crises qui se succèdent rappellent que la capacité à se procurer et évaluer les informations de toute nature est au fondement de l’exercice d’une citoyenneté éclairée et critique.

Moyen de s’informer, d’apprendre, de communiquer, aisée à réaliser, à reproduire, à diffuser, l’image numérique et la vidéo sont au coeur de notre vie quotidienne et façonnent notre perception du monde. Par son pouvoir évocateur sans pareil et sa capacité à susciter des émotions, l’image photographique permet d’imposer des représentations, des manières d’être et des comportements. Les publicitaires l’ont bien compris.

Pour ne pas être leurré par les images, il faut apprendre à les décoder, à les interpréter et à les critiquer. «L’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie» a formulé László Moholy-Nagy (artiste et théoricien) en 1927. Un siècle s’est écoulé. Qu’est-il advenu?

L’image principal support d’information et de communication des jeunes

Les usages des images par les enfants et les jeunes pour se divertir, s’informer et communiquer sont intenses. Les 6-7 ans sont déjà 45% à visionner des vidéos sur YouTube et 85% à regarder la télévision au moins une fois par semaine (MIKE 2019). Pour s’informer, les jeunes de 12 à 19 ans (JAMES 2020) sont 90% à utiliser les moteurs de recherche, 84% les réseaux sociaux (Instagram, Snapchat), 75% les portails vidéos (YouTube, Tiktok). Tandis que 20% utilisent les plateformes des chaînes télévisées, de journaux et de magazines pour s’informer. Dès l’âge de 12 ans plus des deux tiers utilisent des applications de partage de photos et de vidéos.

La nécessité de procurer à tous les enfants une éducation aux médias et aux images est patent dès l’école primaire. Non seulement pour les préparer à la société de demain, comme l’indique souvent les argumentaires des autorités, mais pour apprendre et leur permettre de faire le meilleur usage possible des appareils connectés, maintenant, dans leur vie quotidienne.

Où en est l’éducation aux images en Suisse romande?

Il y a une décennie, l’école romande a introduit la formation générale aux Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) dans le cursus du Plan d’études romand (PER). C’est un enseignement qui a été pensé comme transversal, c’est à dire dispensé dans toutes les disciplines par l’ensemble du corps enseignant.

Tout au long des onze années de la scolarité obligatoire le plan d’études prévoit donc depuis 2011 que les élèves développent leur esprit critique vis-à-vis des contenus médiatiques de toute nature. Le plan d’études donne une large place à l’acquisition progressive de compétences relatives à l’image fixe et à l’audiovisuel. Dès le Cycle 1 (enfants de 4 à 7 ans), il est prévu que les élèves découvrent «les éléments de lecture et de compréhension d’une image, le rapport entre l’image et le son», soient sensibilisés «au rapport entre l’image et la réalité» et réalisent «des créations médiatiques variées».

Questionner les représentations du réel est essentiel.

Cependant, beaucoup ignorent que sauf en de rares îlots ce projet éducatif portant sur l’image n’a pas été réalisé. Les autorités scolaires le passe sous silence. Ce plan ne pouvait pas être mis à exécution à large échelle, car un tel enseignement transversal présuppose que l’ensemble du corps enseignant dispose de solides connaissances et compétences spécifiques pour accompagner les élèves dans leurs apprentissages. A noter que Genève fait exception, car le Cycle d’orientation dispose d’un cours Médias et images en 11e Harmos, en continuité avec l’enseignement de la critique de l’information introduite il y a plus d’un demi-siècle dans ce canton. Mais c’est bien tard dans la scolarité. Cet enseignement devrait avoir sa place dans la grille horaire à partir du Cycle 2 (dès 8 ans).

En mars 2021, le Plan d’études romand (PER) a été révisé. Le nouveau domaine disciplinaire, nommé Education numérique, comprend trois dimensions: l’éducation aux médias, la science informatique et les usages des outils numériques. Il est prévu d’étendre cet enseignement à toutes les filières du secondaire II. Dans ce contexte, un Référentiel de compétences pour la formation initiale et continue des enseignant-e-s dans le domaine de l’éducation numérique a été récemment publié (juin 2021). Ce document ne fait cependant pas de référence explicite à l’image ni à la littératie visuelle, pourtant composante essentielle de l’apprentissage et de la communication aujourd’hui.

Le corps enseignant est-il préparé à sa nouvelle mission? Dans la formation initiale, les médias sont principalement envisagés comme moyens d’enseignement et outils d’apprentissage, la place dévolue à l’étude de l’image et de l’audiovisuel est très limitée. En ce qui concerne la formation continue, il est troublant de constater que les catalogues de cours proposés actuellement au corps enseignant de Romandie ne contiennent aucun cours consacré à l’image, sauf à Genève. Cependant, les cours proposés dans ce canton ne peuvent être suivis que hors du temps d’enseignement, sur une base volontaire.

Alors que les jeunes sont de plus en plus précocement immergés dans un univers médiatisé par les écrans et disposent d’instruments personnels d’information et d’expression interdits dans le cadre scolaire, le hiatus avec le système éducatif est immense. Questionner les représentations du réel est essentiel. L’analyse critique des images constitue le b.a.-ba de l’éducation aux médias. On ne peut pas en faire l’impasse.

(Pour aller plus loin lire mon article: «Pour une formation de base à l’image et à l’audiovisuel du corps enseignant», 21 mars 2022.)


Références
> G. Waller, L. Suter, J. Bernath, C. Külling, I. Willemse, N. Martel, & D. Süss, MIKE – Medien, Interaktion, Kinder, Eltern: Ergebnisbericht zur MIKE-Studie 2019, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW), Zürich, 2019.
> J. Bernath, L. Suter, L. Waller, C. Külling, I. Willemse & D. Süss, JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse 2020, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW), Zürich, 2020.
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Education numérique (EN) – Visées prioritaires, Plan d’études romand (PER).
> Médias et images, Cycle d’orientation – domaines transversaux, Site pédagogique officiel de l’enseignement genevois, Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP), République et canton de Genève.
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Référentiel de compétences pour la formation initiale et continue des enseignant.es dans le domaine de l’éducation numérique, juin 2021.
Les sites et documents ont été consultés le 11 avril 2022


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «L’«analphabétisme» de l’image, point faible de notre système éducatif», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 11 avril 2022, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/analphabetisme-de-l-image-point-faible-de-notre-systeme-educatif


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias