Always on, la technoférence menace le développement des tout-petits

Le smartphone reconfigure tous les aspects de la vie quotidienne. Une large partie de la population vit sous le régime de la connexion permanente. Il est commun que les appareils connectés s’immiscent, interrompent ou entravent les interactions au sein de la famille. Le bien-être et le développement des tout-petits peuvent être durablement affectés par ces perturbations de la communication parent-enfant. C’est une problématique dont l’éducation aux médias doit se saisir.

Quintessence des appareils mobiles connectés, le smartphone, véritable biface de la société de l’information, est omniprésent à chaque instant de la vie quotidienne. Objet «total» incorporant de très nombreuses fonctionnalités et point de contact avec les réseaux numériques, une large partie de la population vit sous le régime de la connexion permanente (always on). Emporté partout, toujours à portée de main, le smartphone reconfigure les manières de s’informer, les activités sociales, tant professionnelles que de loisirs, et bouleverse les frontières entre le public, le privé et l’intime.

Omniprésence des smartphones et appareils connectés

En Suisse, la généralisation de l’usage du smartphone est quasiment achevée puisque la totalité de la population âgée de 15 à 59 ans l’utilise pour se connecter à l’Internet (99%), 87% de de la population de 60 ans et plus (Office fédéral de la statistique, 2023). En ce qui concerne la jeune génération, en 2021 trois enfants sur cinq de 10-11 ans possédaient leur propre smartphone, quatre sur cinq des 12-13 ans (étude MIKE, ZHAW), la totalité des adolescent-e-s.

Les conséquences de l’utilisation récréative et communicationnelle intense des appareils connectés sur le bien-être, la santé et les comportements des adolescent-e-s et des jeunes adultes, tels que troubles de l’attention, anxiété, cyberdépendance, sont bien connus et l’objet d’une grande attention. Mais ce n’est que récemment que des professionnel-le-s de la santé et de la petite enfance ont alerté l’opinion publique sur les conséquences néfastes de la surexposition aux écrans des jeunes enfants dès leurs premiers mois de vie. L’usage intense de la télévision et des écrans connectés peut être la cause de troubles sévères de l’attention, du langage, de la motricité et du comportement des très jeunes enfants (moins de 3 ans) et entraver leur développement physique, cognitif, émotionnel et social.

(A ce sujet, lire mon article: «Surexposition aux écrans des jeunes enfants: enjeu de santé publique et défi pour les droits de l’enfant», 30 juin 2020.)

Depuis plusieurs décennies, les enfants en Suisse grandissent dans des foyers qui disposent d’un très large éventail d’appareils multimédias connectés (télévision, tablette, smartphone, ordinateur, console de jeu, assistant numérique, etc.). Les possibilités de consommation de contenus multimédias via la télévision linéaire classique ou les plates-formes et applications les plus diverses sont nombreuses.

Quelle est l’exposition des tout-petits aux écrans? En Suisse, les statistiques concernant la consommation de médias pendant la petite enfance font défaut, mais on peut en avoir une idée en consultant les études menées dans des pays comparables.

Selon l’étude miniKIM réalisée en Allemagne en 2020, la moitié des enfants âgé-e-s de 2 à 5 ans regardent régulièrement la télévision, ainsi que des programmes télévisuels via des services de streaming et portails vidéo comme YouTube, tandis que 17% d’entre eux jouent à des jeux vidéos. Chez les enfants de deux à trois ans, près des trois quarts (72 %) regardent des images animées chaque semaine, tous médias confondus (télévision linéaire, streaming, portail vidéo). La durée de consommation quotidienne d’images animées des enfants âgés de 2-3 ans est de 57 minutes et de 80 minutes pour les 4-5 ans, à laquelle s’ajoute divers autres usages de l’Internet et de jeux numériques représentant respectivement 9 minutes et 24 minutes. Ces chiffres reposent sur les déclarations des parents et sont probablement sous-estimés.

Aux Etats-Unis, également en 2020, l’utilisation quotidienne d’écrans varie de 49 minutes chez les moins de 2 ans, à deux heures et demie chez les 2 à 4 ans, et un peu plus de trois heures chez les 5 à 8 ans (Common Sense Media).

Désormais les jeunes parents sont des digital natives

Outre l’exposition directe aux écrans il faut aussi tenir compte des appareils multimédias qui se trouvent dans l’environnement des enfants (télévision allumée en permanence, et d’autres sources sonores telle que la radio), ainsi que des effets indirects induits par l’utilisation des appareils connectés par les personnes qui s’occupent d’eux. En effet, leurs parents qui ont désormais grandi dans un monde numérique («digital natives») ont acquis des manières d’être et des façons d’utiliser les objets techniques qui leur sont propres (habitus). Nombre d’entre eux ont un lien quasi continu avec leur smartphone et le consulte tout au long de la journée.

Il est intéressant de relever qu’en 2019 (donc avant les confinements de la pandémie de COVID qui ont eu un fort effet sur les usages des appareils connectés), les jeunes qui sont âgé-e-s aujourd’hui de 20 à 30 ans, et qui sont en partie devenus parents, étaient 50% à passer plus de 4 heures par jour en ligne pendant leur temps libre (étude Always on, CFEJ, 2019). Cette enquête révèle qu’il y a cinq ans 90% de 16-25 ans appréciaient le fait de pouvoir être à tout moment en contact avec d’autres personnes, 85% à déclarer aller sur Internet lorsqu’il ou elle s’ennuie, ainsi qu’à penser que sur Internet les autres attendent une réaction rapide. Plus d’un quart affirmait ressentir de la nervosité de ne pas être connecté pendant un certain temps.

On peut donc faire l’hypothèse que la généralisation de l’utilisation de smartphones manipulés en permanence est susceptible d’interférer dans la relation des parents avec leurs enfants dès la naissance et d’affecter leur bien-être et leur développement. Les grand-parents et les nounous qui en assurent la garde peuvent aussi voir leur relation aux tout-petits altérée par l’usage qu’ils ou elles font de leur terminal.

Impacts de l’interférence des appareils connectés sur les relations parent-enfant

Le contenu visionné, la fréquence et la durée de l’exposition du jeune enfant aux images et aux sons sont hautement problématiques, mais les perturbations de la communication parent-enfant le sont tout autant. Tout ce qui affaibli fortement ou entrave le flux des interactions entre l’adulte et le tout-petit est susceptible d’impacter leur bien-être et leur développement. La captation de l’attention des parents par les dispositifs audio-visuels interactifs est un phénomène important à prendre en compte.

Pour se développer correctement, le jeune enfant a besoin dès la naissance d’interaction riches et variées avec les personnes de son entourage qui lui permettront de développer sa motricité fine, ses habiletés langagières, ses capacités d’attention et de concentration ainsi que sa capacité à interpréter les diverses mimiques et à les intégrer comme supports d’une communication émotionnelle réussie. Par dessus tout, la qualité des interactions du tout-petit avec sa mère favoriseront la constitution progressive de liens d’attachement sécures.

Mais dans un contexte de connexion permanente l’utilisation fréquente voire la consultation compulsive de leur smartphone par les adultes est la cause d’interruptions du flux de la communication parent-enfant. Brandon McDaniel a nommé ce phénomène «technoférence», qu’il définit comme «les moments où les appareils technologiques s’immiscent, interrompent et/ou entravent la communication et les interactions au sein du couple et de la famille».

Ce chercheur a mis en évidence que l’utilisation des appareils connectés peut perturber considérablement les interactions parent-enfant, notamment pendant les moments de jeu et de lecture, les repas, le coucher et lors des soins qui sont dispensés aux nourrissons dès leurs premiers jours de vie. Le recours au smartphone pour se distraire ou communiquer peut intervenir dans des situations de soins au nourrisson de nature monotone et prolongée. Des enquêtes ont mis en évidence que de nombreuses mères utilisent des écrans pendant l’allaitement.

Le manque d’attention aux signaux de l’enfant, la rupture du contact visuel et de manière générale les perturbations du flux communicationnel qui fonde l’attention partagée peuvent impacter le bien-être de l’enfant, et avoir des répercussions sur son développement socio-émotionnel. En diminuant la sensibilité des parents aux besoins des tout-petits, le détournement de l’attention produit par les appareils connectés est susceptible d’entraver la régulation de leurs émotions et, par suite, la constitution d’un lien d’attachement sécure. Ces risques sont évidemment à considérer si les interruptions de la communication se produisent fréquemment et durablement.

La proportion de jeunes enfants affectés par des séquelles résultant de la colonisation de l’attention des parents par les écrans est cependant mal connue.

L’expérience du visage inexpressif

L’effet de l’interruption du flux communicationnel sur la relation parent-enfant a été mis en évidence par l’expérience du visage immobile (Still face). Cette méthode expérimentale a révélé les réactions de détresse des nourrissons face au visage sans expression de leur mère en situation de face-à-face. Des chercheurs ont remplacé le visage immobile de la mère par la consultation d’un écran et ont révélé que lorsque la mère était distraite par l’utilisation de son téléphone et cessait d’interagir avec lui, le nourrisson manifestait son inconfort par des mouvements désordonné des yeux, des gesticulations et des pleurs.

L’indisponibilité soudaine du parent absorbé par son écran est source d’un sentiment d’insécurité chez le tout-petit qui peut conduire plus tard si elle se produit fréquemment à une moindre capacité de l’enfant à gérer ses frustrations et à susciter des comportements agressifs et perturbateurs.

En outre, McDaniel a mis en évidence que la technoférence était susceptible d’avoir un impact négatif sur les relations inter-parentales, ce qui pourrait altérer la capacité des parents à oeuvrer ensemble pour élever leurs enfants. Dans un contexte de connexion permanente, la réactivité et la sensibilité des parents aux besoins de leurs enfants peut être amoindrie par l’utilisation intense des appareils connectés; «si un parent est distrait par un smartphone ou un autre appareil, il peut être moins conscient des signaux et des besoins de son enfant, moins précis dans son interprétation de ses besoins, retardé dans ses réponses, moins approprié dans ses réponses, ou tout cela à la fois».

Nouveau domaine d’action pour l’éducation aux médias

Les très jeunes enfants sont particulièrement exposés aux usages inappropriés des médias numériques par leurs parents et par leur entourage. Etres sans défense extrêmement fragiles les tout-petits doivent être protégés par la société.

Les effets de la technoférence sont très pernicieux pour la vie familiale et le développement des enfants. Il est urgent d’en prendre conscience et d’agir. Pour faire face aux nouvelles pratiques médiatiques et comportements susceptibles d’affecter les très jeunes enfants directement ou indirectement, il faut développer la recherche, la formation des professionnel-le-s de l’éducation et de la santé, ainsi que l’information et l’accompagnement des parents. C’est en soutenant et développant l’éducation aux médias que notre société pourra faire face à ce défi.


Références
> Suter, L., Bernath, J., Willemse, I., Külling, C., Waller, G., Skirgaila, P. & Süss, D., MIKE – Medien, Interaktion, Kinder, Eltern: Ergebnisbericht zur MIKE-Studie 2021, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften, Zürich, 2023.
> miniKIM-Studie 2020 – Kleinkinder und Medien Basisuntersuchung zum Medienumgang 2- bis 5-Jähriger in Deutschland, Medienpädagogischer Forschungsverbund Südwest, 2021.
> Rideout, V., & Robb, M. B., The Common Sense census: Media use by kids age zero to eight, San Francisco, Common Sense Media, 2020.
> Rahel Heeg, Olivier Steiner, Always on: comment les jeunes vivent-ils la connexion permanente? Commission fédérale pour l’enfance (CFEJ), Office fédéral des assurances sociales (OFAS), Berne, 2019.
> Brandon T. McDaniel, Technoference: Parent Mobile Device Use and Implications for Children and Parent–Child Relationships, Zero to Three, 2020.
Les sites et documents ont été consultés le 18 mars 2024


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Always on, la technoférence menace le développement des tout-petits», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 18 mars 2024, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/always-on-la-technoference-menace-le-developpement-des-tout-petits


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias