Vers une citoyenneté numérique pour toutes et tous?

Le Conseil fédéral veut développer la cyberadministration dans le cadre de sa stratégie «Suisse numérique». La numérisation de l’ensemble des processus administratifs est visée (digital first). Cependant une partie de la population ne dispose que de peu de compétences numériques ou est en situation d’illectronisme. La médiation numérique pourrait combler ces inégalités sociales. Mais il faudra convaincre aussi les personnes en risque d’exclusion qui ne perçoivent pas leurs lacunes.

Le 8 décembre 2023 le Conseil fédéral a lancé de nouvelles initiatives de numérisation des administrations publiques dans le cadre de son initiative «Suisse numérique». La stratégie Administration numérique suisse 2024-2027 est un projet global qui a pour but de coordonner la mise en oeuvre de la cyberadministration au niveau de la Confédération, des cantons, des communes et des villes. Ce programme détaille les lignes directrices, les principes, les champs d’action ainsi que les objectifs et priorités stratégiques de sa mise en oeuvre. Il devrait avoir des conséquences importantes pour la vie quotidienne de toute la population. Pour piloter et coordonner la numérisation des administrations publiques à ces trois échelons un nouvel organisme a d’ailleurs été créé en 2022 l’Administration numérique suisse (ANS).

Avec la publication de la stratégie Administration numérique suisse, la Confédération pose un nouveau jalon de sa stratégie «Suisse numérique» engagée dès 1998 sous la dénomination Stratégie pour une société de l’information en Suisse. La numérisation de l’administration en Suisse n’est pas un projet nouveau. C’est en 2007 déjà que la Confédération lançait une stratégie nationale de cyberadministration.

Digital first

La stratégie «Suisse numérique» pose le principe du «numérique d’abord» (digital first). La transformation numérique devant permettre que toutes et tous en profitent, durablement. C’est le credo du Conseil fédéral.

Pour les administrations publiques, il s’agit d’informatiser l’ensemble des procédures permettant de mettre en oeuvre un «guichet unique» pour les services administratifs partout en Suisse. L’introduction d’une identification personnelle électronique (e-ID), la création de services publics capables de fonctionner en nuage informatique (cloud) et l’encouragement à l’utilisation de données «créant une plus value» sont les principales priorités stratégiques communes de la cyberadministration.

Cependant, dans la perspective de donner la priorité aux services numériques (digital first) «au bénéfice de tous» chaque fois que cela est possible et pertinent, les autorités mettent fortement en danger le principe d’inclusion. Car, bien qu’il soit précisé dans la stratégie Administration numérique suisse 2024-2027 que la population pourra «continuer à obtenir des prestations administratives par voie non numérique», le principe affirmé est bien de poursuivre de manière intensive la numérisation de l’ensemble des processus administratifs et d’orienter systématiquement les procédures existantes vers la fourniture de prestations numériques. L’économie et l’administration doivent pouvoir «exécuter de manière entièrement numérique leurs prestations et processus», stipule le document.

Fracture numérique

Cette marche forcée vers la numérisation des administrations communales, cantonales et fédérales va donc exercer une pression considérable sur une partie de la population qui y est très mal préparée.

La pandémie du Covid-19 a révélé les profondes inégalités d’appropriation des outils numériques en Suisse (travail et enseignement à distance) et l’étendue du phénomène de l’illectronisme (ou «illetrisme numérique»). Il s’agit de l’incapacité à utiliser dans la vie courante les appareils numériques et les services en ligne en raison du manque de connaissance de leur fonctionnement.

Bien que la transition vers des services en ligne est volontiers présentée comme une simplification, la dématérialisation des procédures administratives représente un handicap majeur pour nombre de personnes. On sait depuis longtemps que la technologie est un important facteur d’exclusion économique et sociale.

En Suisse, 20% de la population ne possédaient que peu ou pas du tout de compétences numériques de base en 2019 (OFS) ce qui représente environ 1.5 million de personnes. En France, un rapport du Sénat sur la lutte contre l’illectronisme relève un taux d’exclusion de 17% et l’existence d’un «halo» qui s’étend à près de la moitié de la population. Ce terme de «halo» met bien en évidence que la fracture numérique doit être abordée avec nuance comme un continuum d’écarts comportant plusieurs dimensions.

Les plans initiés par la Confédération depuis plus de vingt ans, l’école et les nombreuses initiatives issues de la société civile n’ont pas permis de résoudre cette fracture numérique. Car, si la Suisse conserve pour la treizième année consécutive la première place de l’Indice mondial de l’innovation établi par l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) et la cinquième place dans le Classement mondial de la compétitivité numérique (World Digital Competitiveness Ranking) de l’IMD (International Institute for Management Development), d’autres indicateurs mettent en évidence les piètres connaissances numériques d’une large partie de sa population.

Monitoring des compétences

Le nouveau plan d’action de la stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral prévoit que les acteurs, à tous les niveaux, disposent non seulement de savoir-faire, mais aussi de la compréhension nécessaire pour exercer leur capacité de juger la pertinence de l’emploi des moyens numériques. Il stipule que l’utilisation des nouvelles technologies présuppose que «la population, l’économie et les autorités disposent des compétences nécessaires et sont capables de les appréhender de manière critique». On en est loin aujourd’hui.

Le domaine Formation et compétences est un des cinq domaines qui sont l’objet d’un monitoring dans le cadre de la stratégie «Suisse numérique». Cependant, un seul indicateur est prévu pour évaluer les connaissances et la capacité critique de la population en matière d’usage des outils numériques, l’indice de Compétences numériques générales. Ces compétences sont mesurées à l’aide d’un cadre de référence développé au niveau européen qui a été repris en Suisse par l’Office fédéral de la statistique (OFS). Cet indice est calculé sur la base d’un choix d’activités réalisées au cours des 3 derniers mois dans 5 domaines: recherche d’information (par exemple, trouver des informations importantes sur internet), communication (comme envoyer un message), résolution de problèmes (comme installer une application), création de contenus (comme prendre une photo avec un smartphone), ainsi que dans le domaine de la protection des données personnelles (comme limiter l’accès à son profil sur les réseaux sociaux) et de la sécurité (comme effectuer une mise à jour d’une application).

Il est important de comprendre que l’OFS ne dispose pas de données sur le niveau de maîtrise et les connaissances effectives des utilisateurs et des utilisatrices. La méthodologie repose sur l’hypothèse que les individus qui ont déclaré avoir effectué une activité avaient la capacité nécessaire pour la réaliser, indépendamment de savoir si sa réalisation a été faite de manière adéquate et en connaissance de ses implications.

Inégalités sociales persistantes

En février 1998, le gouvernement helvétique lançait sa Stratégie pour une société de l’information en Suisse qui affirmait que l’ensemble de la population, quel que soit son âge, devait être préparée «aux nouvelles exigences liées à la société de l’information». Pour atteindre cet objectif, la Confédération préconisait la mise sur pied d’une «campagne de formation tous azimuts». Nombre d’actions de sensibilisation et de formation ont été réalisées, cependant un quart de siècle plus tard on peut constater de grandes inégalités sociales dans l’acquisition d’une culture numérique.

En 2023, selon l’indicateur de la stratégie «Suisse numérique» calculé par l’OFS, 39% de la population avaient des compétences numériques générales plus que basiques – et donc que 60% n’en disposaient pas. Ces habiletés varient grandement selon l’âge, le niveau de formation, mais aussi le sexe, le revenu et la région comme on va le voir.

Si 51% des personnes âgées de 15 à 29 ans et 44% des 30 à 59 ans avaient des compétences numériques générales plus que basiques, seulement 22% des personnes de 60 ans et plus en disposaient. Mais, à l’inverse, 27% de la population suisse n’avaient pas de compétences numériques de base. Comme on peut s’y attendre, il y a presque quatre fois plus de personnes concernées chez les 60 ans et plus (47%) que dans la tranche d’âge des 15 à 29 ans (13%).

Le niveau de formation est un facteur déterminant de l’acquisition de compétences numériques. C’est ainsi que, parmi les plus de 25 ans, 60% des personnes sans formation postobligatoire, 35% des titulaires d’un diplôme du degré secondaire II et 13% des personnes diplômées du degré tertiaire ne disposaient pas de compétences numériques basiques.

Si un quart de la population suisse de plus de 25 ans manquaient de compétences de base en 2023, les femmes étaient davantage concernées (30%) que les hommes (24%) – pas de différence significative chez les moins de 25 ans. C’est ainsi que les femmes sans formation postobligatoire étaient 66% à ne pas disposer de compétences numériques basiques, alors que les hommes étaient 53% à être dans cette situation. En revanche, la différence liée au sexe des personnes diplômées du secondaire II ou du degré tertiaire n’était pas significative (imprécision due à la marge d’erreur).

En outre, le revenu est un facteur important de disparité entre les personnes. En 2019, les personnes qui déclaraient que leur situation financière était difficile ou très difficile étaient deux fois plus nombreuses à avoir de faibles compétences numérique (27%) que celles dont la situation financière était facile ou assez facile (15%) (OFS).

Des différences régionales significatives peuvent aussi être constatées. Alors qu’en Suisse alémanique, trois personnes sur dix ne disposent pas de compétences numériques de base (29%), elles sont quatre sur dix en Suisse romande et en Suisse italienne (39% et 41%) selon le Baromètre numérique 2024 (Fondation Risiko-Dialog).

Citoyenneté numérique

La stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral prévoit que la population dispose des connaissances nécessaires à l’utilisation des nouvelles technologies, mais soit capable aussi de les appréhender de manière critique.

Cette visée de la Confédération qui ne dit pas son nom est celle de la «citoyenneté numérique». Dans le système éducatif de l’école obligatoire de Suisse romande, Culture et citoyenneté numériques sont les finalités du domaine de l’Education numérique du Plan d’études romand (PER), laquelle repose sur l’éducation aux médias, la science informatique et l’utilisation des outils. La citoyenneté numérique y est définie comme suit: «capacité de s’engager positivement, de manière critique et compétente dans l’environnement numérique, en s’appuyant sur les compétences d’une communication et d’une création efficaces, pour pratiquer des formes de participation sociale respectueuses des droits de l’homme et de la dignité grâce à l’utilisation responsable de la technologie». – Cette définition est mot pour mot identique à celle du Conseil de l’Europe (2016).

Au-delà des adolescent-e-s, à qui ce programme du Plan d’études romand s’adresse, il paraît évident que l’ensemble de la population est concernée. Grâce aux connaissances acquises, tout un chacun pourrait mieux appréhender la pertinence des choix technologiques dans le domaine numérique.

La médiation numérique, clé de l’inclusion numérique

Que faire pour que toute la population puisse développer ses connaissances, savoir-faire et capacité critique vis-à-vis des technologies numériques, à tout âge et partout en Suisse?

La mise en place d’un dispositif de médiation numérique susceptible d’atteindre toutes les personnes qui ont besoin d’acquérir des compétences numériques est la mesure qui me paraît la plus indispensable. C’est-à-dire le déploiement d’un réseau d’aide de proximité étendu à la totalité du territoire, où des professionnel-le-s qualifié-e-s, les médiateurs et médiatrices numériques, pourraient accompagner différents types de publics et élaborer des actions de formation adaptées aux besoins locaux. Toute la population doit avoir la possibilité de développer et de mettre à jour de manière continue, à tous les âges, les connaissances, les pratiques et plus globalement leur capacité critique, dans des contextes numériques différents.

Pour renverser la tendance à l’exclusion numérique et voir les politiques publiques réaliser des progrès significatifs, il faudrait mettre en place tout un système de mesures raisonnées et articulées englobant toute la société dans le but d’instaurer une culture numérique pour toutes et tous. Car des compétences numériques de bases sont insuffisantes. En outre, pour faire face à la désinformation (fake news, deepfakes), il est indispensable que chacune et chacun dispose de compétences informationnelles, lesquelles ne sont que marginalement abordées par le cadre de référence développé au niveau européen repris par la Suisse. En particulier, des capacités d’analyser les images et de prendre du recul vis-à-vis de celles-ci.

Il faudra convaincre…

Pour déployer un tel dispositif de médiation numérique, il faudrait pouvoir convaincre les autorités politiques et le monde économique, cela va de soi, mais aussi les bénéficiaires potentiels…

En effet, le Baromètre numérique 2024 de la Fondation Risiko-Dialog montre qu’une partie importante de la population (82%) a le sentiment de pouvoir faire face à la numérisation croissante de la société. Cette proportion est la même pour les personnes qui présentent un risque d’exclusion, comme les personnes peu instruites, relève la fondation. Ce qui pose un nouveau problème insoupçonné: «Comment devons-nous en tant que société gérer les personnes et les groupes qui manquent de compétences numériques de base, mais ne perçoivent pas ces lacunes dans leurs connaissance comme un problème et ne se sentent donc pas obligées d’agir?».

Comment développer une pensée critique dans l’utilisation des nouvelles technologies, comme le préconise le Conseil fédéral dans sa stratégie «Suisse numérique», si les personnes qui manquent de compétences numériques basiques n’éprouvent pas le besoin de les combler?

(Lire mes articles: «La fracture numérique en Suisse au temps du Covid-19: quelle réalité?», 18 mars 2021, et «La médiation numérique, clé du développement des compétences numériques de toute la population», 9 octobre 2018.)


Références
> Le Conseil fédéral pose les jalons de la transformation numérique de la Suisse, communiqué, 8 décembre 2023.
> Département fédéral des finances (DFF), Stratégie Administration numérique suisse 2024-2027, 10 janvier 2024.
> Raymond Vall, Rapport d’information (…) sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique, Sénat, remis le 17 septembre 2020.
> Office fédéral de la statistique (OFS), Indicateur de la législature: Compétences numériques générales plus avancées, 19 décembre 2023.
> Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Secrétariat général de la CIIP, Plan d’études romand (PER), Education numérique.
> Daniela Ramp, Anna-Lena Köng, Matthias Hoelnstein, Laura Angst, Baromètre numérique 2024, Fondation Risiko-Dialog, Zurich.
Les sites et documents ont été consultés le 11 juin 2024


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Vers une citoyenneté numérique pour toutes et tous?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 18 mai 2024, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/vers-une-citoyennete-numerique-pour-toutes-et-tous


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias