L’école à la maison pendant la crise du Covid-19, un révélateur des inégalités face au numérique?

Fracture numérique • La fermeture subite des établissements scolaires et l’instauration de l’école à distance a bouleversé les manières d’enseigner et d’apprendre. Le corps enseignant et les familles ont dû redéfinir leurs rôles dans l’urgence, tandis que l’usage des outils numériques de communication et d’apprentissage a été fortement encouragé. Cependant, les élèves et leurs familles ne sont pas égaux face au numérique. Quelques mois après la reprise des cours, que sait-on des difficultés éprouvées par les familles défavorisées en Suisse romande?

Dès le 16 mars 2020 et pendant près de deux mois les écoles de Suisse ont été fermées en raison de la crise sanitaire liée à la pandémie du Covid-19. Subitement, suite à la décision du Conseil fédéral, l’ensemble du système éducatif helvétique a dû s’adapter très rapidement pour dispenser un enseignement à distance, respectivement à la maison, à l’ensemble des élèves. Dans l’urgence, les établissements scolaires ont mis sur pied un enseignement à distance auquel, pour la plupart, ils n’étaient pas préparés. Les cadres normatifs ordinaires et stables de l’institution scolaire ont été bousculés, les routines remises en cause par cette situation sans précédent.

Pendant les longues semaines de fermeture des écoles et lors de la reprise des cours, les chef-fe-s de département et les autorités scolaires romandes ont cherché dans leurs nombreuses interventions dans les médias à rassurer la population en manifestant un optimisme à toute épreuve. Le leitmotiv, répété et décliné sous toutes ses formes, était de «maintenir le lien et les acquis» pendant la fermeture des écoles. C’est ainsi que les objectifs prioritaires de l’école à distance du département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP) du canton de Genève communiqués lors d’une conférence de presse deux semaines après la fermeture des écoles (27 mars) étaient de «maintenir le lien avec les élèves et leurs familles, consolider les compétences acquises, garantir les certifications et l’orientation des élèves qui terminent l’école primaire ou le cycle d’orientation», ainsi que «d’aider les jeunes à structurer leurs journées». Dans ce but une durée maximale de travail scolaire quotidien adaptée à l’âge des élèves était proposée. Anne Emery-Torracinta, conseillère d’Etat en charge du DIP, précisait lors de l’émission Forum (RTS, La 1ère) qu’il «ne s’agissait pas d’avancer dans les programmes car cela serait totalement inéquitable, les parents ne sont pas des enseignants, les familles n’ont pas le même niveau socioculturel et ne peuvent pas forcément aider leurs enfants».

De grandes inégalités face au numérique

La fermeture des écoles a amené les institutions scolaires à rechercher des modalités d’organisation différentes sollicitant grandement les familles et s’appuyant sur les outils numériques de communication et de travail. L’école à distance a souvent consisté pour le corps enseignant à distribuer des devoirs et à offrir une assistance individuelle aux élèves par courriel, téléphone et vidéoconférence.

Comme on pouvait le prévoir, l’usage attendu des applications de l’informatique connectée tant de la part du corps enseignant que des élèves et de leurs familles a révélé des inégalités d’équipement et d’usages, mais plus encore les inégalités d’appropriation de ces dispositifs techniques pour enseigner et apprendre. Pour les élèves, la possibilité d’utiliser avec profit des moyens numériques pour consolider leurs connaissances a dépendu des compétences acquises en la matière par leurs enseignant-e-s et, bien sûr, de leurs propres compétences à utiliser des outils numériques pour effectuer des tâches scolaires. A ce propos, les données de l’enquête PISA 2018 ont permis de mettre en évidence que les équipements numériques étaient très peu utilisés par les élèves dans les classes de Suisse romande, plus des deux-tiers des élèves de 15 ans n’utilisant jamais d’appareil numérique pendant les cours. Le corps enseignant dans son ensemble était donc très mal préparé à encadrer le travail de leurs classes avec des moyens informatiques et les élèves à apprendre avec ceux-ci. L’enseignement par le truchement de moyens numériques à distance amenant des difficultés supplémentaires très sérieuses.

(Lire mon article: «L’enquête PISA 2018 révèle la faible utilisation des équipements numériques par les élèves à l’école», 29 janvier 2020.)

La fermeture inopinée des écoles n’a pas été favorable à l’acquisition de compétences structurées pour travailler et apprendre à distance, ni à atténuer les inégalités sociales face au numérique (la «fracture numérique»). C’est même plutôt le contraire, car les familles qui disposaient d’équipements adéquats et en suffisance, d’espace pour s’isoler et travailler, ainsi que d’un important capital culturel étaient mieux à même de faire face aux particularités de cette situation nouvelle. Pendant la période de semi-confinement, l’encadrement et l’aide aux enfants a donc reposé grandement sur les ressources économiques, sociales et culturelles qu’ils/elles ont trouvées dans leur cadre de vie, en particulier dans leur famille. Les élèves plus âgé-e-s se procurant aussi du soutien auprès de leur réseau d’ami-e-s.

Ces disparités n’ont donc pas reposé seulement sur la possibilité de disposer et de savoir utiliser un équipement connecté comme certains le croient encore. A cet égard, la proposition de motion déposée par des député-e-s du parlement genevois et longuement discutée par la commission de l’Enseignement, de l’éducation, de la culture et du sport du Grand conseil du canton de Genève «Crise Covid-19 et enseignement à distance: mesures de soutien», invitant le Conseil d’Etat à mettre en oeuvre des mesures d’aide aux familles, met en évidence le fossé entre les besoins des élèves défavorisés-e-s et les représentations d’une partie des élu-e-s du canton en la matière. En effet, les propositions adoptées envisagent en tout et pour tout deux mesures, l’offre de «cours de soutien pour les élèves ou les familles qui en feraient la demande» et «l’intensification de la récupération du matériel informatique de seconde main pour augmenter la capacité de mise à disposition aux élèves qui en ont besoin». A la lecture du rapport de cette commission, il est frappant de constater qu’à Genève le Département de l’instruction publique (DIP) déclare avoir eu de la difficulté à fournir du matériel aux élèves qui en avaient fait la demande et qu’un appel a été lancé conjointement avec l’ONG Pro Juventute pour récolter du matériel usagé, le Conseil d’Etat proposant même de mettre à disposition des élèves du matériel usagé et «en bout de course». Pourtant, dans son préambule, la proposition de motion reconnait que la situation d’enseignement à distance «peut créer de fortes inégalités entre les élèves» dues à un manque de «moyens logistiques et financiers» des familles et que «certaines situations familiales peuvent parfois complexifier les conditions de travail des élèves à la maison».

Nombre d’expert-e-s de l’éducation se sont exprimé-e-s dans les médias et dans des publications spécialisées pendant et après la période de semi-confinement pour souligner que la fermeture des écoles et l’instauration de l’école à distance avait été un puissant révélateur d’inégalités entre les familles. Mais que sait-on de ces inégalités?

Que sait-on des inégalités entre les élèves face au numérique pendant la période d’école à distance?

On peut avoir une idée approximative des inégalités d’accès aux outils informatiques par les chiffres donnés dans le cadre des travaux de la commission genevoise précitée. La conseillère d’Etat en charge du Département de l’instruction publique, Anne Emery-Torracinta, a indiqué lors de son audition le nombre de demandes de matériel comptabilisées. Au primaire, 800 élèves ont demandé du matériel, ce qui représente 2,2% des 36’000 élèves scolarisés. Au Cycle d’orientation, 45 élèves ne disposaient d’aucun matériel, 350 d’un smartphone «seulement» (donc toujours pas considéré comme un moyen d’apprentissage), et 280 d’un seul ordinateur dans le foyer, ce qui représente 680 élèves sur 13’000 élèves (5,2%). Au secondaire II, 852 cas d’élèves sans matériel suffisant ont été signalés, soit 5,2% des 25’000 élèves, essentiellement dans les classes d’accueil (environ 2’000 élèves).

Ces chiffres sont à prendre avec précaution, car ce sont les cas qui ont fait l’objet d’une demande répertoriée dans les établissements. On peut faire l’hypothèse que nombre d’élèves ont pu être doté du matériel dont ils avaient besoin par d’autres moyens et que de nombreuses familles ou élèves ne se sont pas manifestés, éprouvant un sentiment de honte.

Le «Baromètre de l’école» donne une image totalement déformée sur les conditions de vie et les possibilités de travailler et d’apprendre à la maison qu’ont éprouvé les élèves et leurs familles

A Genève, le secrétariat général du département de l’instruction publique (DIP) a mandaté le Service de la recherche en éducation (SRED) pour effectuer un premier bilan de l’«école à distance». Son rapport «Le Baromètre de l’école, enquête sur l’école à la maison durant la crise sanitaire du Covid-19» a été publié en août 2020. Cette enquête a été réalisée sur le modèle de celle réalisée en Suisse alémanique, en Autriche et en Allemagne sur la base d’un questionnaire élaboré à la HEP Zoug (Institut de management et d’économie de l’éducation). Les directions d’établissement, le corps enseignant, les élèves et leurs parents ont été interrogé-e-s sur leur expérience de «l’école à distance». Cette enquête s’est déroulée du 17 avril au 1er mai. Plus de 16’000 personnes ont répondu au questionnaire (directions d’établissements, professionnel-le-s, élèves et parents), ce qui est considérable. Cependant, il est à noter que l’échantillon n’est pas représentatif de la population genevoise et ne tient pas compte des caractéristiques socio-économiques des parents, telles que le niveau de formation, la profession, le revenu, le logement, ainsi que la langue maternelle et le type de famille, qui sont des facteurs déterminant d’inégalités sociales face au numérique.

Les auteur-e-s du rapport insistent d’ailleurs dans leur introduction sur les limites des résultats de leur étude qui «ne peuvent pas être généralisés à l’ensemble de la population scolaire», car les modalités de réalisation de cette enquête les amènent à considérer que «les populations les plus précarisées parmi les élèves et les parents sont très faiblement représentées». Les auteurs donnent une description très précise des raisons qui ne leur permettent pas de généraliser leurs observations. Il vaut la peine de les mentionner dans leur intégralité: «En premier lieu, le fait que le questionnaire ne soit proposé qu’en français l’a rendu inaccessible à une proportion importante de parents et d’élèves allophones ou ne maîtrisant pas suffisamment bien cette langue pour y répondre aisément. Ensuite, la participation à ce type d’enquête dépend fortement du capital culturel (niveau d’éducation notamment) et de la familiarité avec le système éducatif (proximité culturelle avec l’école), qui donnent un sentiment de légitimité ou d’illégitimité à se prononcer sur des questions liées à l’école. Enfin, de faibles ressources en termes d’équipement et de littératie numérique limitent indubitablement la participation à une enquête en ligne, alors même que la question de la fracture numérique est un enjeu fondamental dans la réalisation de l’école à distance». Quelle peut être la raison qui a poussé le département de l’instruction publique à publier ce rapport dont les auteur-e-s reconnaissent la faiblesse méthodologique?

Cette étude donne une image totalement déformée sur les conditions de vie et les possibilités de travailler et d’apprendre à la maison qu’ont éprouvé les élèves et leurs familles durant la période de fermeture des écoles ainsi que sur les relations écoles-familles.

Les facteurs principaux d’inégalité face au numérique

En effet, à Genève, canton cosmopolite, la diversité sociale et linguistique des élèves de l’enseignement public est très grande. En 2016, 44% des élèves scolarisés dans l’enseignement obligatoire étaient allophones et 51% de ces élèves étaient majoritairement issus d’un milieu modeste ou défavorisé (contre 23% pour les francophones). La première langue parlée et l’origine sociale des élèves ont un effet tout au long de leur parcours scolaire. C’est ainsi qu’au Cycle d’orientation, les enfants allophones et issus de milieu modeste sont proportionnellement plus nombreux dans les filières aux exigences scolaires moins élevées.

Par ailleurs, l’inégalité de compétences face à l’utilisation d’internet selon la situation financière des ménages suisses (2017) peut aussi être mise en évidence avec cette extraction de données réalisée à notre intention par l’Office fédéral de la statistique (OFS).

On constate que plus la situation financière subjective des personnes est aisée, plus leur niveau de compétences est élevé. Les personnes qui ont déclaré ne pas utiliser l’internet ou avoir de faibles compétences sont deux fois plus nombreuses chez les personnes qui estiment avoir une vie difficile ou très difficile.

En outre, les statistiques de l’OFS mettent en évidence la grande inégalité de répartition des «compétences numériques développées» selon le niveau de formation (2019). Cet indice est calculé sur la base d’activités réalisées dans quatre domaines: la collecte d’information, la communication, la résolution de problème et la maîtrise de logiciels pour la manipulation de contenus (textes, images, tableaux, etc.) – des compétences essentielles au travail scolaire et à l’apprentissage à distance. Sont considérées comme ayant des compétences numériques développées les personnes disposant d’un niveau plus élevé que le niveau de base dans les quatre domaines. Si 46% de la population suisse disposent de telles compétences, les taux varient grandement selon le niveau de formation: 63% des personnes de niveau tertiaire en disposent, alors que les personnes de niveau secondaire II sont 33% à en disposer, respectivement 13% seulement pour les personnes sans formation postobligatoire, mais 75% pour les moins de 25 ans. Donc, les parents dont le niveau de formation est bas ont une grande probabilité de ne pas pouvoir aider leurs enfants à effectuer des tâches recourant aux outils numériques.

On peut donc supposer que ces disparités de compétences numériques très marquées selon le capital de formation et la situation financière des familles ont eu un impact important sur la possibilité des parents à soutenir et aider leurs enfants pendant la période d’école à distance et donc de la réalité d’une «fracture numérique».

L’égalité des chances, un enjeu éducatif majeur

A la fin du mois de septembre, aucune enquête portant sur les usages du numérique par les élèves confinés à la maison en Suisse romande pendant la période de fermeture des écoles réalisée dans les milieux académiques et de la recherche en éducation a, à notre connaissance, pris en compte les caractéristiques socio-économiques des parents et les conditions de vie des familles dans les questionnaires qui leur ont été soumis. Dès lors, il est très difficile de prendre la mesure des inégalités sociales des élèves et de leur famille face au numérique. Sans données fiables et complètes permettant de rendre compte précisément de ces inégalités, tous les discours, aussi bien optimistes qu’alarmistes, peuvent être tenus. Les tenants du statu quo trouvant des raisons pour ne rien faire et les partisans de l’inclusion numérique de toute la population manquant de données pour soutenir la nécessité de mettre sur pied des politiques de formation adaptées aux besoins. L’école publique a un rôle essentiel à jouer. Favoriser l’égalité des chances est une de ses finalités fondamentales.

(Lire mon article: «La fracture numérique en Suisse au temps du Covid-19: quelle réalité?», 18 mars 2021.)


Références
> COVID-19: maintenir le lien avec les élèves et leurs familles, consolider les compétences acquises, garantir les certifications et l’orientation des élèves, communiqué de presse, Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP), République et canton de Genève, 27 mars 2020.
> Genève précise les conséquences pour l’année scolaire, interview d’Anne Emery-Torracinta, conseillère d’Etat en charge du Département de l’instruction publique, Forum, RTS, 27 mars 2020.
> Rapport de la commission de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et du sport chargée d’étudier la proposition de motion Crise Covid-19 et enseignement à distance: bilan du dispositif et mesures de soutien d’urgence (M 2634-A ), Secrétariat du Grand Conseil, République et canton de Genève, 2 juin 2020.
> Amaranta Cecchini et Marion Dutrévis, Le Baromètre de l’école – Enquête sur l’école à la maison durant la crise sanitaire du Covid-19, Service de la recherche en éducation (SRED), août 2020.
> Bernard Engel, Odile Le Roy-Zen Ruffinen, Diversité sociale et linguistique des élèves de l’enseignement public (B1), L’enseignement à Genève – Repères et indicateurs statistiques, N° 40, Service de la recherche en éducation (SRED), mai 2017.
> Modalités d’utilisation d’internet et compétences, STAT-TAB – tableaux interactifs, Office fédéral de la statistique (OFS).
Les sites et documents ont été consultés le 5 octobre 2020.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «L’école à la maison pendant la crise du Covid-19, un révélateur des inégalités face au numérique?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 5 octobre 2020, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/ecole-a-la-maison-pendant-la-crise-du-covid-19-un-revelateur-des-inegalites-face-au-numerique


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias