Les médias de Suisse romande et la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP) ont présenté leur projet de fondation pour l’éducation aux médias lors du 5e Forum des médias romands. Cette institution aura pour but d’organiser avec la RTS et les médias régionaux des ateliers pour lutter contre la désinformation. Cependant, cette initiative n’aura qu’un effet très limité pour lutter contre le manque de culture médiatique de la population et la désaffection des médias.
L’économie de plateforme, les nouvelles habitudes de consommation médiatique et l’intelligence artificielle (IA) menacent la diversité et la qualité de l’offre d’information des médias.
Comment les institutions politiques et les entreprises médiatiques de Suisse romande envisagent-elles d’y faire face?
Le Conseiller fédéral Albert Rösti était l’hôte du 5e Forum des médias romands qui eu lieu à Lausanne le 9 octobre 2024 et a présenté la politique médiatique de son département.
Crise des médias: la vision du Conseiller fédéral Albert Rösti
«Il faut tout faire pour que le journalisme ne devienne pas une espèce en voie de disparition, sinon la démocratie sera en danger» a déclaré Albert Rösti dans son allocution.
Le ministre, qui est à la tête du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), s’est dit inquiet des coupes dans la presse. Albert Rösti s’est voulu rassurant devant les représentant-e-s des organisations faîtières des médias romands, les assurant de sa volonté de développer de bonnes conditions-cadre pour la presse, à savoir la rétribution des éditeurs de presse par les géants de l’internet et l’étude d’une réglementation des usages de l’intelligence artificielle (IA). La révision partielle du droit d’auteur (LDA) prévoit l’instauration d’un droit voisin en faveur des entreprises de médias pour les prestations journalistiques fournies aux grands services en ligne, tels les moteurs de recherche et les plateformes multimédias (utilisation de courts textes et d’illustrations). Le Conseiller fédéral s’est aussi engagé à soutenir le rejet de l’initiative populaire de baisse de la redevance pour le financement des programmes de radio et de télévision («200 francs, ça suffit!» – initiative SSR) portée par son propre parti, l’UDC. Albert Rösti a rappelé que malgré les mesures d’économies de la Confédération, le Conseil fédéral a renoncé à supprimer les rabais sur la distribution des journaux par la poste (aide indirecte à la presse).
La culture médiatique est indispensable à la démocratie
Les rabais sur l’acheminement de la presse par abonnement et les mesures concernant les conditions-cadre annoncées par le Conseiller fédéral, pour autant qu’elles soient effectives, ne permettront pas d’inverser la tendance d’affaiblissement continu et rapide du secteur, car le problème essentiel de la presse et des médias n’est pas d’abord économique, mais culturel.
La pérennité même des mass médias est aujourd’hui menacée par les réseaux sociaux qui captent l’attention, le désintérêt pour l’actualité et le manque de culture médiatique d’une très large partie de la population. Le gouvernement et le monde politique helvétique ne semblent pas avoir pris pleinement conscience de la situation.
La démocratie suisse peut-elle survivre à l’augmentation continue de la part des personnes chroniquement sous-informées? Que vaudrait pour notre démocratie le journalisme de qualité, la diversité de l’offre (nationale, régionale, locale) et la prospérité économique des entreprises médiatiques, si seule une petite partie de la population était en mesure d’en bénéficier pleinement?
(A ce sujet, lire mon article: «La presse en voie d’extinction, une question d’éducation», 18 mai 2024.)
Cependant, tant dans des organismes internationaux qu’en Europe, on peut déceler un intérêt croissant pour l’éducation aux médias et à l’information et le renforcement des compétences médias de toute la population.
Comment les entreprises médiatiques de Suisse romande entendent-elles soutenir l’éducation aux médias en Suisse romande?
Projet d’une fondation pour l’éducation aux médias
Lors de ce 5e Forum des médias romands, le projet d’une fondation pour l’éducation aux médias a été présenté. Cette initiative est portée par la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), la RTS (Radio télévision suisse) et les associations faîtières des médias romands, Médias Suisses (éditeurs de presse écrite) et les radios et télévisions régionales romandes.
Le but de cette fondation est de remédier au manque de connaissances et de compétences de la population pour vérifier les informations et repérer les fake news et, par suite, le risque d’être manipulé. Florian Jeanneret (directeur de Radio Chablais) et Olivier Solioz (vice-président du Syndicat des enseignants romands, SER) ont souligné que 43% des personnes sont privées d’information en Suisse («indigents médiatiques»), cette proportion étant de 56% pour les 16-29 ans (Centre de recherche fög de l’Université de Zürich). En outre, les intervenants ont relevé que depuis la pandémie de COVID, la confiance dans les médias ne cesse de diminuer, 41% aujourd’hui alors que ce taux était encore de 50% en 2016. La génération de contenu par l’intelligence artificielle (IA) va forcément avoir un impact sur la crédibilité des médias, ont-ils aussi précisé.
La Semaine des médias à l’école est un excellent début, ont indiqué les intervenants, mais elle ne permet pas d’apporter une réponse suffisante au manque de compréhension et de moyens pour analyser si une information est vraie ou non. La fondation a pour objectif de multiplier et d’étendre la formule des ateliers organisés par la RTS dans ses locaux et dans les écoles romandes pour lutter contre la désinformation et les fake news. L’idée est de toucher davantage de classes et de nouveaux publics (le monde académique et la formation professionnelle sont évoqués) grâce à des ateliers organisés en collaboration avec les médias locaux (radios, télévisions, presse). A travers la participation des élèves aux ateliers, on touche aussi les parents, les familles et, de proche en proche, la société toute entière, ont précisé les intervenants.
Le but de la fondation est de donner des outils au public pour qu’il puisse se forger librement son opinion. Il ne s’agit pas d’une mesure d’aide à la presse, ni d’une opération marketing, mais d’un moyen permettant aux médias de Suisse romande de prendre leur responsabilité sociétale, ont souligné les intervenants.
La multiplication d’ateliers de sensibilisation aura un effet très limité
La possibilité de travailler avec des journalistes et des professionnel-le-s des médias est une très grande opportunité pour les élèves et le corps enseignant d’apprendre de leur pratique et de mieux connaître leurs métiers.
Cependant, on peut douter que la participation à un atelier de sensibilisation de quelques heures, quelle que soit sa qualité, soit suffisante pour développer les connaissances et savoir-faire de base permettant d’analyser le contenu et de comprendre les tenants et les aboutissants des informations qui nous parviennent par une multiplicité de canaux sous une variété de formes et de modalités.
Par ailleurs, prendre part à un atelier de quelques heures ne permettra pas d’infléchir les habitudes, les dispositions, les valeurs et finalement le goût des personnes qui y ont pris part vis-à-vis des médias d’information, et encore moins celle de leur entourage comme cela a été dit.
En outre, la possibilité de multiplier ces cours sera limitée par le nombre d’entreprises médiatiques susceptible d’y participer, par les compétences didactiques et pédagogiques dont les professionnalisme-le-s doivent disposer et par les perturbations induites dans le travail quotidien des rédactions et des studios.
Au cours de ce 5e Forum des médias romands, à plusieurs reprises a été évoquée la participation de 6’000 élèves à 300 ateliers organisés par la RTS pour lutter contre les fake news dans les écoles romandes en 2024. En fait, c’est l’objectif visé pour la fin de cette année. Durant le premier semestre, précise la RTS dans un communiqué de presse, 135 ateliers ont été organisés dans 91 classes dans les cantons de Vaud, Genève, Valais, Fribourg, Jura et Neuchâtel, qui ont touché au total 2055 élèves. Or, en Suisse romande on compte environ 5’000 classes du secondaire I et du secondaire II totalisant plus de 100’000 élèves…
On voit donc que le projet de fondation pour l’éducation aux médias présenté lors de cette journée n’est pas susceptible d’avoir des effets déterminants sur le manque de compétences médiatiques de la population pour repérer les fake news et l’augmentation constante des personnes éloignées des médias d’information («indigents médiatiques»).
Il en faudrait beaucoup plus pour répondre aux défis existentiels auxquels font face les médias dans notre pays.
(A ce sujet, lire mes articles: «La désinformation, une menace pour notre démocratie?», 5 novembre 2024; et «Les journalistes en classe, quelles perspectives pour l’éducation aux médias?», 29 septembre 2022.)
Références
> Chancellerie fédérale, Forum des médias romands, Lausanne, 09.10.2024 – Allocution du conseiller fédéral Albert Rösti, Communiqué du Conseil fédéral.
> Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Semaine des médias à l’école en Suisse romande.
> RTS, La RTS renforce sa lutte contre la désinformation et les fake-news, 11 juin 2024.
Les sites et documents ont été consultés le 17 octobre 2024
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Projet d’une fondation pour l’éducation aux médias en Suisse romande», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 17 octobre 2024, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/projet-de-fondation-pour-education-aux-medias-en-suisse-romande
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch