La désinformation, une menace pour notre démocratie?

Les codes journalistiques ont été massivement utilisés lors de la campagne présidentielle américaine pour leurrer les électeurs. La population suisse n’est pas prête à faire face à de telles manoeuvres de déstabilisation. Les personnes qui n’ont pas de compétences médiatiques et qui ne consultent pas les médias locaux sont particulièrement exposées. L’offre d’ateliers de sensibilisation des médias romands et de la RTS n’aura pas d’effet déterminant pour préparer la population à faire face à des campagnes de désinformation dans le cyberespace et pour remédier à la désaffection des médias traditionnels.

Aux Etats-Unis, la campagne présidentielle qui s’achève a été gravement affectée par des manoeuvres de propagande mensongère visant à influencer le choix du corps électoral. Les informations fausses mises en circulation s’appuient de plus en plus souvent sur les codes journalistiques des médias traditionnels pour leur donner une légitimité et mieux leurrer les destinataires (AFP).

Les réseaux sociaux sont le vecteur principal des fake news, mais pas seulement. Sites imitant des médias d’information, clones trompeurs de titres de presse renommés, captures d’écran truquées, vidéos bidonnées, etc., nombreux sont les procédés utilisés pour tromper les citoyens et les citoyennes.

Le détournement des logos et des codes visuels des médias d’information au profit de contenus mensongers minent la crédibilité des médias traditionnels et érodent la relation de confiance du public à leur égard. Les personnes qui n’ont pas de compétences médiatiques sont particulièrement exposées.

Le niveau de désinformation atteint dans la campagne de l’élection présidentielle américaine est-il possible en Suisse? Notre pays est-il prêt à faire face à des campagnes intenses de déstabilisation où tous les coups sont permis?

On peut sérieusement en douter. Le désintérêt pour l’actualité et le manque de culture médiatique d’une très large partie de la population suisse fragilisent notre démocratie.

Croissance du désintérêt pour l’actualité politique et sociale

La disponibilité d’une offre variée de médias de qualité est une des conditions essentielles pour le bon fonctionnement d’une société démocratique. D’évidence l’intérêt de la population pour l’actualité politique et sociale ainsi que la confiance dans les médias d’information ont une importance cruciale pour que ceux-ci puissent pleinement jouer leur rôle dans la formation de l’opinion publique.

Aujourd’hui, bien que la qualité générale des médias reste élevée en Suisse, seulement quatre personnes sur dix (41%) leur font confiance, tandis que plus d’un quart (27%) leur font peu ou pas du tout confiance, et que près d’un tiers (31%) est ambivalent, révèle l’étude annuelle du Centre de recherche sur le public et la société (fög) de l’Université de Zurich (Annales de la qualité des médias 2024). En comparaison, la confiance accordée aux médias est bien plus élevée en Finlande (69%) ou au Portugal (56%).

Si la qualité journalistique du contenu des médias et le crédit qu’on leur accorde sont décisifs, encore faut-il qu’une relation existe entre une large partie de la population et ceux-ci pour qu’ils puissent jouer leur rôle. Or, le désintérêt pour l’actualité continue à s’étendre en Suisse comme le montre l’enquête du Centre de recherche fög. La part des personnes qui consomment très peu de nouvelles («indigents médiatiques») approche maintenant la moitié de la population (46%) et a fortement progressé depuis trois ans, alors que c’était encore un phénomène marginal en 2009 (21%). Parmi les jeunes de 16 à 29 ans, la part des indigents médiatiques se maintient à 56%. Mais, fait marquant, la majorité des personnes âgées de 30 à 49 ans (53%) sont maintenant des personnes chroniquement sous-informées (augmentation de 14% ces trois dernières années due principalement au vieillissement des «enfants du numérique», la génération Y).

Plus des trois quart des personnes âgées de 30 à 49 ans sont maintenant très éloignés des médias d’information locaux révèle l’enquête du Centre de recherche fög.

Par ailleurs, les personnes qui utilisent principalement des médias internationaux, des plateformes en ligne et des médias sociaux pour s’informer («surfeur mondial») représentent le quart de la population. Ensemble, ces deux profils très éloignés de l’actualité nationale et régionale concernent aujourd’hui plus des trois quart des moins de 50 ans! En effet, 80% des jeunes de 16 à 29 ans et 77% des personnes âgées de 30 à 49 ans font partie de ces deux groupes.

Un projet des médias romands pour lutter contre les fake news et la désaffection de la presse

Les médias de Suisse romande ont décidé de réagir. Ils l’ont annoncé lors du 5e Forum des médias romands qui a eu lieu le 9 octobre à Lausanne. Conjointement avec la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP), les associations faîtières des médias romands et la RTS ont décidé de s’associer dans le but de remédier au manque de connaissances et de compétences de la population pour vérifier les informations et repérer les fake news, ainsi que pour lutter contre la perte de confiance dans les médias et leur désaffection.

L’initiative prendra la forme d’une fondation pour l’éducation aux médias qui aura pour but de multiplier les ateliers organisés par la RTS pour lutter contre la désinformation. L’idée est de toucher davantage de classes et de nouveaux publics (le monde académique et la formation professionnelle ont été évoqués) grâce à des ateliers organisés en collaboration avec les médias locaux (radios, télévisions, presse). Au cours du premier semestre de cette année, la RTS a animé 135 ateliers qui ont touché 2000 élèves (communiqué). Cela paraît beaucoup. Cependant, il faut savoir que la Suisse romande compte environ 5’000 classes du secondaire I et du secondaire II totalisant plus de 100’000 élèves.

On peut douter que la participation à un atelier de sensibilisation de quelques heures, quelle que soit sa qualité, soit suffisante pour développer les connaissances et savoir-faire de base permettant d’analyser le contenu et de comprendre les tenants et les aboutissants des messages qui nous parviennent par une multiplicité de canaux sous une variété de formes et de modalités. Cette offre d’ateliers ne permettra pas non plus de ramener les jeunes et la masse des moins de 50 ans vers la presse locale.

Dès lors, on peut malheureusement douter que ce ce projet de Fondation pour l’éducation aux médias des entreprises médiatiques de Suisse romande et de la CIIP puisse avoir des effets déterminants pour préparer la population à faire face à des campagnes de désinformation dans le cyberespace et pour remédier à la désaffection des médias traditionnels.

(A ce sujet, lire mon article: «Projet d’une fondation pour l’éducation aux médias en Suisse romande», 17 octobre 2024.)


Références
> La Croix avec AFP, Elections américaines: les codes journalistiques détournés pour diffuser de fausses informations, 21 octobre 2024.
> Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög) – Universität Zürich, Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Schwabe Verlag.
> RTS, La RTS renforce sa lutte contre la désinformation et les fake-news, 11 juin 2024.
Les sites et documents ont été consultés le 5 novembre 2024


Remerciements aux chercheurs du Centre de recherche fög (Université de Zurich) pour l’extraction de données réalisée à mon intention.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «La désinformation, une menace pour notre démocratie?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 5 novembre 2024, consulté le date.

La désinformation, une menace pour notre démocratie?



Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias