La banalisation de l’Internet et des appareils connectés a un immense potentiel pour le développement de la participation politique et sociale. De nombreux outils de travail et moyens de communication sont disponibles pour développer le réseautage et la réalisation de projets. Cependant, la littératie aux médias numériques est un prérequis pour exercer ces nouvelles formes de la citoyenneté face aux périls qui menacent la démocratie.
Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont devenues partie intégrante de la vie quotidienne et ont transformé en profondeur les moyens d’agir, d’interagir et de s’informer.
La numérisation a modifié non seulement les moyens pour les individus et les groupes de participer aux affaires publiques (res publica) mais la relation entre les Etats et la population. De fait, la banalisation de l’accès à l’internet a créé une extension de l’espace public qui permet d’échanger et de débattre de questions d’intérêt commun au cyberespace. La participation à ces nouvelles formes d’exercice de la citoyenneté sont conditionnées par l’«inclusion numérique» de toute la population.
En Suisse, la Confédération et les gouvernements cantonaux cherchent à favoriser l’extension de la démocratie participative pour renforcer les institutions démocratiques en s’appuyant sur les outils numériques (cyberdémocratie).
L’«Education à la citoyenneté numérique»
Au delà du domaine de la démocratie participative qui vise à élargir les formes de participation à la vie démocratique organisée par les autorités politiques, les technologies de l’information et de la communication ont un immense potentiel pour le développement de la participation politique et sociale qui reste encore à exploiter.
Cependant, la condition indispensable pour l’extension de la participation à ces nouveaux processus démocratiques est de maitriser les outils et moyens de communication numériques de manière adéquate et responsable. Force est de constater qu’une large partie de la population ne dispose que de peu ou pas du tout des compétences numériques et médiatiques élémentaires pour y prendre part (fracture numérique) et n’est pas préparée pour répondre aux défis qui menacent la démocratie (désinformation, discours de haine, bulles de filtrage, captation de l’attention, etc.). L’éducation et la formation sont donc essentielles pour assurer l’égalité de toutes et tous en la matière et assurer le bon fonctionnement des institutions démocratiques.
Pendant les vingt dernières années, les curriculums portant sur l’éducation civique et l’éducation à la démocratie ont été réorganisés dans de nombreux pays ainsi que par des organisations internationales, tels que le Conseil de l’Europe ou l’UNESCO, pour y intégrer l’éducation aux médias et à l’information. Une nouvelle appellation, l’«Education à la citoyenneté numérique», s’est répandue rapidement dans les systèmes éducatifs donnant lieu à une abondante littérature et à une multitude de projets. Cependant, les définitions de la «citoyenneté numérique» sont très variées et souvent confuses, tandis que les actions éducatives qui ont été développées jusqu’ici concernent principalement la scolarité obligatoire.
La notion de «citoyenneté»
Les termes de «citoyen» et de «citoyenneté» ne renvoient pas à une définition univoque. La définition traditionnelle lie la citoyenneté à la nationalité et porte sur un ensemble de droits et de devoirs, parmi lesquels des droits civiques, dont disposent les citoyens et les citoyennes d’une communauté nationale. Cette définition est bien trop restrictive.
Selon la définition proposée par le sociologue anglais Thomas H. Marshall dans les années 50 du siècle dernier, la citoyenneté est composée de trois ensembles de droits: les droits civils (droits nécessaires à la liberté individuelle: notamment liberté de pensée et d’expression, liberté de réunion et d’association, droit à la justice), les droits politiques (liberté de participer à l’exercice du pouvoir politique: droit de vote et d’éligibilité), et les droits sociaux, qui portent sur un vaste ensemble de droits: «tout l’éventail qui va du droit à un minimum de bien-être et de sécurité économiques au droit de participer pleinement au patrimoine social et de mener la vie d’un être civilisé selon les normes qui prévalent dans la société» (traduction de l’auteur). Cette dernière définition rejoint celle de la juriste française Danièle Lochak, pour qui la citoyenneté est intiment liée aux droits de l’homme et ne se limite pas au droit de vote et d’éligibilité: «la démocratie, c’est d’abord la liberté et l’égalité; c’est aussi la participation aux affaires publiques». Dans cette perspective, les restrictions aux droits de certaines catégories de personnes apparaissent comme des entraves à l’exercice de la citoyenneté. Par ailleurs, on ne peut prendre part valablement aux affaires publiques que si l’on bénéficie d’un minimum de sécurité économique, sociale et juridique: «les droits du citoyen ne valent rien sans les droits de l’homme, tandis que la citoyenneté ne s’arrête pas aux frontières du politique», précise Danièle Lochak.
La littératie aux médias numériques
Mais cela n’est pas suffisant. Les individus, pour disposer d’une certaine indépendance sociale et pouvoir participer pleinement à la société, ont besoin non seulement de la sécurité assurée par des droits et des ressources économiques, mais aussi de capacités et de moyens de réalisation. Au nombre desquelles, des ressources intellectuelles (savoirs, compétences, capacité critique), des principes éthiques (attitudes, valeurs), des dispositions (motivation), ainsi que les moyens techniques nécessaires pour, selon les termes de Thomas H. Marshall, «mener la vie d’un être civilisé selon les normes qui prévalent dans la société».
Dans une société où les échanges interpersonnels et les moyens d’action politique et sociale reposent chaque jour d’avantage sur la médiatisation, l’exercice de la citoyenneté, dans son acception large, dépend de l’accès aux moyens de communication communément utilisés (appareils connectés, applications) et de la capacité à les utiliser de manière efficiente.
Dès lors, toute la population doit disposer de la «littératie aux médias numériques», définie selon l’ONG canadienne HabiloMédias comme «la capacité d’accéder, d’utiliser, de comprendre et de mobiliser les médias de toutes les sortes, de manière critique, efficace et responsable».
La vision de la citoyenneté numérique du Conseil de l’Europe
Le Conseil de l’Europe (dont la Suisse est membre depuis 1963) s’est préoccupé en 2009 des défis relatifs à la mise en oeuvre de la «démocratie électronique» en édictant des recommandations très détaillées dans le but de «renforcer la démocratie, les institutions et les processus démocratiques». La déclaration du Conseil des ministres appelle les Etats membres à se préoccuper du «déficit d’alphabétisation numérique» de certaines catégories de la population et à veiller à ce que «les citoyens et la classe politique soient capables et aient la volonté de passer à la démocratie par des moyens électroniques», dans le contexte du respect des droits de l’homme.
Dans un autre texte, la Déclaration des ministres de l’éducation du 26 novembre 2019 intitulée «L’Education à la citoyenneté à l’ère du numérique», le Conseil de l’Europe déclare son engagement à «l’éducation et à la formation de citoyens éclairés et responsables à l’ère du numérique». La citoyenneté numérique y est définie comme suit: «capacité de s’engager positivement, de manière critique et compétente dans l’environnement numérique, en s’appuyant sur les compétences d’une communication et d’une création efficaces, pour pratiquer des formes de participation sociale respectueuses des droits de l’homme et de la dignité grâce à l’utilisation responsable de la technologie».
Bien que les recommandations soient formulées de sorte à concerner toute la population, les textes publiés et les manuels effectivement mis à disposition sous l’égide du Conseil de l’Europe sont pensés principalement à l’intention des jeunes dans le cadre scolaire pour les préparer à «être des citoyens actifs et responsables». Ce n’est pas étonnant, car encore aujourd’hui, les dispositifs d’Education à la citoyenneté numérique et d’Education aux médias et à l’information des systèmes éducatifs nationaux ainsi que des ONG sont consacrés essentiellement à la formation de base dans le cadre scolaire (scolarité obligatoire et enseignement secondaire) ou à des groupes de population considérés comme exclus ou en risque d’exclusion. Les autorités et les différentes parties prenantes peinent à prendre en compte l’ensemble de la population.
Il est réjouissant de constater que les lignes directrices visant à développer et à promouvoir la citoyenneté numérique du Conseil de l’Europe (Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe du 21 novembre 2019) ont une vision large de la citoyenneté. Le «citoyen numérique» est défini comme une personne disposant à la fois d’une culture de la démocratie et de compétences lui permettant de «faire bon usage des technologies numériques en évolution, de participer de manière active, constante et responsable à des activités sociales et civiques [en s’employant à] défendre continuellement les droits de l’homme et la dignité humaine». La «citoyenneté numérique», quant à elle, est définie comme suit: «capacité de participer de manière active, constante et responsable aux communautés (locales, nationales, mondiales, en ligne et hors ligne) à tous les niveaux (politique, économique, social, culturel et interculturel)». Le texte précise que l’acquisition et la mise à jour des compétences de personnes de tous âges doit être assurée par la mise à disposition de possibilités d’apprentissage formel, informel et non formel tout au long de la vie.
Pour le Conseil de l’Europe, il s’agit donc bien de favoriser le développement personnel, l’inclusion sociale et l’autonomie permettant une participation active à la société de toute la population conformément à la définition large de la citoyenneté proposée par Thomas H. Marshall, en complément de l’approche restreinte des pratiques de démocratie participative actuelles.
Considérant que l’environnement numérique a engendré de nouveaux défis pour la démocratie et pour les droits de l’homme, le Conseil de l’Europe a promulgué 2025 comme Année européenne de l’éducation à la citoyenneté numérique. Cette initiative vise à augmenter la visibilité de l’éducation à la citoyenneté, à favoriser les échanges de bonnes pratiques et à réfléchir à son développement.
La citoyenneté numérique: pouvoir d’agir de toutes et tous
A mesure que les années passent, la faiblesse des connaissances et des compétences numériques et médiatiques de la population a des effets pernicieux de plus en plus importants dans les sociétés démocratiques. Un des indicateurs de la Stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral a mis en évidence que que 60% de la population ne disposaient pas de compétences numériques générales plus que basiques en 2023 (Office fédéral de la statistique).
Cependant, au vu de la complexité conceptuelle et de la richesse des réflexions portant sur la citoyenneté numérique, d’une part, et la vitesse de la transformation numérique de la société, d’autre part, alors que les systèmes éducatifs peinent à suivre, un cadre de référence est indispensable pour orienter des actions éducatives pertinentes permettant à des personnes de tout âge de développer les connaissances et compétences leur permettant de participer pleinement à la vie politique et sociale à l’ère de l’Internet. Mais aussi de comprendre les enjeux du déploiement de nouvelles technologies numériques et de pouvoir en débattre en connaissance de cause.
Les technologies de l’information et de la communication ont un immense potentiel encore insuffisamment exploité pour développer des formes nouvelles d’engagement «citoyen». De nombreux outils de travail et plateformes sont disponibles pour développer la diffusion d’information, l’échange d’idées et la réalisation de projets qui pourraient bénéficier grandement à l’exercice de la citoyenneté.
Alors que la presse lutte pour son existence et que les médias sociaux aux mains des géants de l’Internet, qui sont devenus la principale source d’information de la jeunesse, disposent d’un pouvoir d’influence sans égal, il est temps de mettre en oeuvre des actions éducatives pertinentes à l’intention de toutes et tous.
Références
> Thomas H. Marshall, Citizenship and social class and other essays, Cambridge University Press, 1950.
> Danièle Lochak, Qu’est-ce qu’un citoyen? In: Raison présente, n°103, 3e trimestre 1992. Le citoyen, l’Europe, le monde. pp. 11-26.
> Habilomédias, Définir la littératie aux médias numériques, Ottawa, Canada.
> Conseil de l’Europe, La démocratie électronique – Recommandation CM/Rec(2009)1 adoptée par le Comité des Ministres le 18 février 2009 et exposé des motifs, septembre 2009.
> Conseil de l’Europe, Réunion des ministres de l’Éducation – 26 novembre 2019 – Paris, L’éducation à la citoyenneté à l’ère du numérique, Déclaration des ministres.
> Recommandation CM/Rec(2019)10 du Comité des Ministres aux États membres visant à développer et à promouvoir l’éducation à la citoyenneté numérique (adoptée par le Comité des Ministres le 21 novembre 2019, lors de la 1361e réunion des Délégués des Ministres).
> Conseil de l’Europe, 2025 Année européenne de l’éducation à la citoyenneté numérique.
Les sites et documents ont été consultés le 21 août 2024
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «La citoyenneté numérique, défi éducatif pour la démocratie», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 21 août 2024, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/la-citoyennete-numerique-defi-educatif-pour-la-democratie
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch