L’usage intense des médias numériques constitue une menace très sérieuse pour la petite enfance. La surexposition aux écrans peut avoir des conséquences délétères sur le développement physique, cognitif, émotionnel et social des très jeunes enfants. L’habitude prise par leurs parents de partager sans précaution des images de la vie quotidienne de leurs enfants sur les réseaux peut nuire à leur personnalité. Les droits de l’enfant en relation avec les médias numériques est une nouvelle problématique pour l’éducation aux médias à prendre très au sérieux. Presque tout reste à faire.
Aujourd’hui encore, les très jeunes enfants sont très mal protégés contre les usages inappropriés des écrans et des appareils connectés des personnes qui s’occupent d’eux. L’utilisation intense des médias numériques dans leur famille constitue une menace très sérieuse pour les tout-petits. L’exposition des jeunes enfants à des flux d’images et de sons est susceptible de mettre en péril leur santé et leur développement, tandis que l’exhibition de leur vie quotidienne par des photos et vidéos peut porter gravement atteinte à leur personnalité. En Suisse, la petite enfance est la grande absente des politiques publiques de protection de la jeunesse vis-à-vis des médias.
La surexposition aux écrans
Les bébés, comme leurs aîné-e-s, grandissent dans un environnement peuplé d’écrans de toute nature (télévision, smartphone, console de jeu). L’exposition quotidienne des jeunes enfants à la télévision et aux appareils multimédias interactifs peut avoir des conséquences délétères sur leur développement physique, cognitif, émotionnel et social. En France, des professionnel-le-s de la santé ont alerté l’opinion publique sur les graves conséquences possibles de la surexposition aux écrans des enfants dès leurs premiers mois de vie (collectif CoSE). L’usage constant des écrans peut affecter gravement la relation parent-enfant et être la cause de troubles sévères de l’attention, du langage, de la motricité et du comportement des enfants en bas âge. Ce type de négligence, qui représente une forme nouvelle de maltraitance, n’est toujours pas pris en compte dans les enquêtes réalisées en Suisse.
Combien d’enfants sont affectés en Suisse par la surexposition aux écrans? On ne le sait pas, mais des recherches internationales permettent d’avoir une idée de l’ampleur du phénomène. L’étude ELFE (Etude longitudinale française depuis l’enfance) qui analyse de multiples aspects de la vie d’une grande cohorte d’enfants nés en 2011, a révélé que 68% des enfants âgés de 2 ans étaient exposés quotidiennement à la télévision, 12% jouaient avec une tablette ou un ordinateur, 10% avec un smartphone. La moitié de ces enfants regardaient quotidiennement la télévision plus de 40 minutes par jour et ceux qui utilisaient un ordinateur ou une tablette 20 minutes.
L’exposition de la vie quotidienne sur les réseaux sociaux
Les pratiques culturelles de consommation et de communication médiatiques ont été complètement reconfigurées par la numérisation. L’exposition de la vie privée, voire intime, sur les réseaux sociaux a pris une ampleur sans précédent. Les tout-petits ne sont pas épargnés. Nombre de parents et de grands-parents ont pris l’habitude de partager abondamment des photographies, des vidéos et d’autres informations concernant leurs enfants (et petits-enfants) sur les réseaux sociaux ou via des systèmes de messagerie instantanée (Whatsapp). Un terme a été créé pour désigner ce phénomène culturel, le sharenting (de share, «partager», et parenting, «manière d’exercer la parentalité»). Ce vocable est associé avec l’idée de «surpartage parental» (oversharenting), le fait de révéler un niveau inapproprié de détails (overshare) sur sa vie privée (Office québécois de la langue française).
On le sait, une fois diffusées les images peuvent être reproduites et se propager de proche en proche, hors de tout contrôle, à l’infini. Ces données qui resteront stockées durablement sont susceptibles d’être utilisées par des personnes mal intentionnées et faire l’objet d’exploitations diverses (profilage, ciblage comportemental, exploitation commerciale, pornographie même). Les conséquences à long terme de la diffusion d’images de la vie privée hors de tout contrôle par leurs parents menace l’identité numérique des jeunes enfants, adultes en devenir.
Quelle est l’ampleur du sharenting en Suisse? On ne le sait pas, mais plusieurs études internationales permettent de penser que trois quart des parents d’enfants de moins de 2 ans partagent des images de leur progéniture sur les réseaux sociaux, parfois même des échographies de leur futur enfant. Selon Sule Üregen (mémoire de Maîtrise universitaire interdisciplinaire en droits de l’enfant) 73% des enfants de moins de deux ans en Europe occidentale apparaissent sur les réseaux sociaux (93% pour les bébés américains), tandis que 15% des parents européens mettent en ligne les images échographiques de leur futur enfant (33% des parents américains).
Les droits de l’enfant en relation avec les médias numériques
Chaque enfant possède le droit à sa propre image. Selon la législation suisse, le droit à sa propre image est un élément essentiel des droits attachés à la personnalité. La Constitution suisse (art. 13) défend le droit à la protection de la vie privée et familiale ainsi que le droit d’être protégé contre l’emploi abusif de données la concernant. Le droit à disposer de sa propre image découle de ce droit. La protection de la personnalité commence à la naissance et finit par la mort (art. 31 al. 1 du Code civil). L’enfant devrait donc pouvoir décider s’il accepte d’être photographié et de voir son image diffusée. Cependant, jusqu’à ce qu’il ait acquis la capacité de discernement en la matière, ce droit est exercé «par procuration» par ses représentants légaux. Dans ce contexte, c’est le bien de leur enfant qui devrait inspirer les choix des parents. La question est délicate, car des images qui ne devraient pas quitter l’album de famille peuvent facilement se retrouver dans l’espace public. Des parents diffusent des images de leurs enfants sur les réseaux sociaux pour se mettre en valeur sans penser à la portée et aux conséquences de leurs actes, qui peuvent survenir de nombreuses années plus tard.
La récente publication (mars 2021) par le Comité des droits de l’enfant (Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme) du document additionnel à la Convention relative aux droits de l’enfant «Observation générale n°25 sur les droits de l’enfant en relation avec l’environnement numérique» met en évidence plusieurs principes qui doivent être respectés par les Etats signataires en ce qui concerne les très jeunes enfants, ce sont l’intérêt supérieur de l’enfant, le droit au développement (harmonieux) et le droit à la protection de leur vie privée. Notons cependant que la plus grande partie de ce document de plus de vingt pages concerne les enfants qui ont acquis la capacité de discernement.
Ces deux bombes à retardement que sont la surexposition aux écrans et l’exposition de leur vie sur les réseaux numériques menacent les très jeunes enfants. La législation doit évoluer rapidement pour mieux assurer leur protection. Les professionnel-le-s qui prodiguent soins et conseils aux parents ou qui oeuvrent à l’éducation de la petite enfance devraient prendre part activement à la sensibilisation des familles. C’est une nouvelle problématique pour l’éducation aux médias à prendre très au sérieux. Presque tout reste à faire.
Pour aller plus loin, lire mes articles:
«Surexposition aux écrans des jeunes enfants: enjeu de santé publique et défi pour les droits de l’enfant», 30 juin 2020
«Droits de l’enfant à sa propre image: quelle protection de son identité numérique?», 25 mai 2021
«Exposition de la vie privée et relations de sociabilité dans les médias sociaux», 23 novembre 2021.
Dans un contexte de connexion permanente l’utilisation fréquente voire la consultation compulsive de leur smartphone par les adultes est la cause d’interruptions du flux de la communication parent-enfant. Il est commun que les appareils connectés s’immiscent, interrompent ou entravent les interactions au sein de la famille. Avec quelles conséquences pour les tout-petits? A ce sujet, lire mon article: «Always on, la technoférence menace le développement des tout-petits», 18 mars 2024.
Références
> Collectif surexposition écrans (CoSE), Exposition aux écrans: «Qui défend-on, les enfants ou l’industrie du numérique?», supplément médecine du journal Le Monde, 16 janvier 2019.
> Nathalie Berthomier et Sylvie Octobre. «Enfant et écrans de 0 à 2 ans à travers le suivi de cohorte Elfe», Culture études, vol. 1, no. 1, 2019, pp. 1-32.
> Sule Üregen (Frédéric Darbellay, Dir.), Instamamans, mamans blogueuses ou mettre en scène sa vie de famille sur les réseaux sociaux en ligne quelle place pour le droit à la vie privée et le droit à l’image de l’enfant? Mémoire de master en vue de l’obtention de la Maîtrise universitaire interdisciplinaire en droits de l’enfant, Université de Genève, 2019.
> Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), Comité des droits de l’enfant, Convention relative aux droits de l’enfant – Observation générale n°25 sur les droits de l’enfant en relation avec l’environnement numérique, 2 mars 2021.
Les sites et documents ont été consultés le 21 juin 2021
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Surexposition aux écrans et sharenting menacent l’avenir des jeunes enfants», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 21 juin 2021, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/surexposition-aux-ecrans-et-sharenting-menacent-avenir-des-jeunes-enfants
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Education aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Education numérique | educationauxmedias.ch