Exposition de la vie privée et relations de sociabilité dans les médias sociaux

L’exposition de soi est au fondement des médias sociaux. La diffusion d’images et de données personnelles sur Internet menace la vie privée. Les enfants sont particulièrement exposés (sharenting). Conseils et exemples de bonnes pratiques sont insuffisants pour endiguer ces comportements à risque qui répondent à des besoins psychologiques et sociaux pressants. Les politiques éducatives et d’action sociale devraient s’appuyer sur les théories de la communication et les sciences sociales pour développer des projets prenant en compte les relations de sociabilité. Le modèle d’échange don / contre-don est très prometteur.

En quelques années, la possession d’un smartphone par tout un chacun, la connexion permanente aux réseaux et le développement fulgurant des médias sociaux ont donné lieu à de nouvelles habitudes, de nouveaux besoins.

Aléas de l’exposition de la vie privée sur les réseaux sociaux

L’exposition de soi est au fondement du modèle économique des médias sociaux. Les possibilités offertes par les terminaux mobiles de capter, diffuser et visionner des images à chaque instant et en tous lieux ont bouleversé la vie sociale. Une part toujours plus grande des relations interpersonnelles se déroule par le truchement de dispositifs médiatiques connectés. Il est banal aujourd’hui de converser face caméra, tandis que photographies et vidéos sont diffusées, sitôt captées, sur les médias sociaux. L’exposition de sa vie privée, voire intime, sur Internet a pris une ampleur sans précédent, pour devenir un phénomène social de masse. Cependant, photographies et vidéos sont fréquemment partagées avec le cercle des amis et la famille sans réflexion aucune sur les conséquences dommageables possibles de leur diffusion pour les personnes représentées.

L’image est aujourd’hui le support ordinaire des échanges interpersonnels réalisés au quotidien via les applications des géants de l’Internet qui dominent le marché. Les photographies et vidéos postées sur les réseaux sociaux et envoyées par les applications de messagerie instantanée sont riches en informations qui peuvent être exploitées par des tiers. Elles contiennent des renseignements sur la physionomie, l’allure corporelle, les préférences (vêtements, parures, coiffure, tatouage, etc.), les activités et le cadre de vie des personnes représentées. Ces traits et les informations verbales ou textuelles qui souvent les accompagnent (identité, état de santé, opinions) de même que les méta-données (temporelles, géographiques) qui leur sont liées sont des informations précieuses qui peuvent être l’objet d’exploitations diverses. Les techniques de profilage reposant sur les techniques d’intelligence artificielle (AI) permettent d’extraire des renseignements des données de toute nature pour constituer des profils qui permettent de cibler des publics susceptibles d’être influencés par des campagnes de communication, de publicité et de désinformation. Ces données permettent aussi de constituer des profils de risques commerciaux. En outre, les applications de messagerie instantanée (tel Whatsapp) cartographient les relations de leurs utilisateurs et utilisatrices à partir des contacts enregistrés dans leur smartphone.

Les enfants sont particulièrement menacés par l’exposition de leur vie sur Internet

Les enfants sont très exposés à la divulgation d’informations les concernant par leur famille. La vie quotidienne des jeunes enfants est l’objet d’une attention particulière de leurs proches. Dès la naissance, et parfois avant, les parents diffusent les images de leurs enfants en bas âge sur les médias sociaux. Or les bébés et les jeunes enfants n’ont de toute évidence pas la possibilité de comprendre la portée de la captation et de la diffusion de traces de leur vie, ni de décider comment les faits et événements personnels les concernant sont partagés, avec qui et dans quel but. La protection des données personnelles de ces jeunes personnes très vulnérables doit être l’objet d’une attention toute particulière. Les conséquences à long terme de la diffusion d’images hors de tout contrôle par leur famille menace l’identité numérique des jeunes enfants, adultes en devenir. Le droit à leur propre image des enfants est un élément essentiel des droits attachés à la personnalité qui doit être particulièrement protégé.

Par ailleurs, la mise en scène constante de leur vie quotidienne en vue de la réalisation de photographies et de vidéos peut avoir des effets à long terme sur la construction de leur identité ainsi que du rapport au monde et aux autres des enfants.

Des organismes qui oeuvrent en faveur de la protection des enfants ont pris conscience du problème et développent depuis peu des actions de sensibilisation. Cependant, la diffusion de conseils et d’exemples de bonnes ou de mauvaises pratiques n’est pas suffisante. L’appel à la raison, certes nécessaire, est inapproprié, car ces usages inconsidérés des appareils numériques connectés répondent à des besoins psychologiques et sociaux pressants.

L’image support de communication interpersonnelle

Traditionnellement, la photographie a vocation à documenter ce qui se passe en enregistrant ce qui est placé devant l’objectif. C’est sa fonction informative, sur laquelle s’appuie toute une palette d’usages symboliques, tel que se remémorer un moment heureux, se souvenir des êtres chers disparus, présenter une personne à sa communauté (le compagnon, la compagne, le nouveau-né).

La miniaturisation des appareils de prise de vue et leur facilité d’emploi, le coût dérisoire de la production et de diffusion, partout et à tout moment, de photographies et de vidéos sont autant de facteurs qui ont favorisé l’émergence de nouvelles pratiques. Pour nombre de personnes aujourd’hui, la captation et la diffusion d’images est un moyen essentiel pour donner forme à leur vécu et d’exalter l’expérience de leur existence. La banalisation de la pratique du selfie en est l’exemple emblématique.

L’usage de photographies ou de courtes vidéo est une pratique sociale très répandue pour établir ou maintenir la relation entre interlocuteurs. C’est ce que les linguistes ont nommé la fonction de contact (ou fonction phatique). Avant l’avénement de la communication instantanée, la carte postale illustrée a permis pendant longtemps cette fonction de mise en relation, de contact, et de renforcement des liens de sociabilité reposant sur l’échange d’images. L’anthropologue Bronislaw Malinowski a été le premier a mettre en évidence ce type d’usage communicationnel dont le but est d’établir un sentiment d’appartenance à une même communauté. Il l’a nommé «communion phatique» (qui a le caractère d’une assertion, du grec phatikos, «affirmatif»): «un acte qui a pour but direct de lier l’auditeur au locuteur par un lien de sentiment social ou autre. […] La communion phatique sert à établir des liens d’union personnelle entre des personnes réunies par le simple besoin de compagnonnage et n’a pas pour but de communiquer des idées».

Ce besoin de signifier constamment son sentiment d’appartenir à une communauté est une fonction essentielle des relations de sociabilité. L’usage intense des écrans connectés et des réseaux sociaux a favorisé le développement des «usages conversationnels» de l’image. La conversation, est un mode de communication qui tant par les thèmes que le ton vise à établir ou à maintenir le lien entre des individus, à conforter un contact fondé sur la confiance et l’échange. Comme l’a mis en évidence André Gunthert («L’image conversationnelle», 2014), l’appropriation des usages de l’image par tout un chacun a donné à l’image «l’universalité d’un langage», précisant que «les formes visuelles sont devenues un embrayeur puissant des conversations privées et publiques». Les images peuvent constituer par leur sujet un appel à engager une conversation (le si joli sourire du bébé), laquelle pourra prendre la forme d’un échange de photographies ou de vidéos. Par la reprise d’un motif thématique massivement répété pour être décliné et déformé de manière souvent parodique, les mèmes sont l’exemple emblématique de cette conversation généralisée sur l’Internet.

Fonction sociale de l’échange

Les images peuvent donc avoir pour fonction d’établir ou de conforter une relation et d’être le support à un échange. On peut considérer que les relations entre humains sont fondées sur des échanges de signes et de biens, motivés par les profits économiques, symboliques et sociaux qu’ils peuvent procurer. La théorie de l’échange social considère celui-ci comme un comportement qui consiste en «échange de biens, matériels mais aussi immatériels, tels que les symboles d’approbation ou de prestige» (George C. Homans). Une personne engagée dans une relation d’échange s’attend à ce que la récompense symbolique ou sociale soit proportionnelle à son investissement. Le comportement des protagonistes est susceptible de changer si le profit, c’est-à-dire la récompense moins le coût, augmente ou au contraire diminue. Les personnes impliquées dans une relation d’échange s’attendent à recevoir une récompense sensiblement égale à celle donnée à l’autre, ce que George C. Homans appelle la règle de la «justice distributive». Si l’un des protagonistes estime ne pas avoir reçu la récompense espérée, voire une punition inattendue, il est susceptible d’éprouver de la colère.

Refuser de donner, refuser de recevoir, c’est refuser l’alliance, avec pour conséquence la rupture, la guerre. L’appel a la raison est impuissante.

Le rapport entre ce qui est donné et reçu peut être appréhendé sur le modèle anthropologique du don et du contre-don révélé par Marcel Mauss (Essai sur le don, 1924). Tel les cadeaux et les invitations, le «don» d’images de sa vie privée suppose la réciprocité, le «contre-don» d’images de même nature. Le don oblige celui qui reçoit, lequel ne peut se libérer que par un contre-don. L’échange d’images est un moyen puissant de maintenir le lien social, car refuser de donner, de recevoir ou de rendre, peut amener à la rupture de la relation. Le système du don / contre-don est un mode relationnel qui consiste en trois obligations: donner – recevoir – rendre: «la prestation totale [c’est tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il fait] n’emporte pas seulement l’obligation de rendre les cadeaux reçus; mais elle en suppose deux autres aussi importantes: obligation d’en faire, d’une part, obligation d’en recevoir, de l’autre. […] Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre; c’est refuser l’alliance et la communion».

Le partage instantané d’images de sa vie privée et de ses proches a pris une telle importance dans la vie sociale qu’il est difficile de s’y soustraire sous peine de fâcheuses conséquences. La communion des parents, des grands-parents, des oncles et des tantes… des amis, passe par le partage fréquent d’instantanés des tout-petits par messagerie instantanée ou publication sur un compte Facebook ou Instagram. Les attentes à cet égard sont si énormes, l’incompréhension serait si grande, que ne pas se prêter à ces usages peut mener à une mise à l’écart des réfractaires. Marcel Mauss l’a bien mis en évidence, refuser de donner, refuser de recevoir, c’est refuser l’alliance, avec pour conséquence la rupture, la guerre. L’appel a la raison est impuissante.

La dépendance aux réseaux sociaux

Le désir irrépressible d’être connecté en permanence, en communion avec ses proches, par le truchement des réseaux sociaux et des applications de messagerie instantanée peut conduire à des formes de cyberaddiction. Ce phénomène est particulièrement marqué chez les jeunes. Selon l’Enquête suisse sur la santé (2017), les jeunes de 15 à 24 ans présentent les taux les plus élevés d’usage problématique d’Internet (11%; mais 13,4% chez les 15-19 ans), c’est-à-dire d’addiction, et d’usage symptomatique (15%), soit de conséquences négatives sur leur comportement. Ces taux diffèrent grandement selon les régions linguistiques. En Suisse romande, l’usage problématique d’Internet concerne 5,8% de la population totale (usage symptomatique 7,8%), tandis qu’en Suisse alémanique 3,1% (5,2%) des personnes en moyenne sont touchées, et 2,9% (7,2%) en Suisse italienne. Donc, en toute logique, les taux concernant les jeunes en Suisse romande sont supérieurs à la moyenne Suisse.

Un exemple de sensibilisation aux risques du sharenting

Comment lutter contre les conséquences délétères de l’exposition de soi et de sa vie privée sur les médias numériques?

La récente campagne de la Plateforme nationale Jeunes et médias de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) intitulée Insta4Emma a retenu notre attention. L’office fédéral a lancé un mois d’action pour souligner l’importance de protéger les enfants et leur sphère privée sur Internet. Le dispositif est des plus simple, il se compose d’un compte fictif sur Instagram et d’une liste de conseils aux parents et personnes de référence. Le projet est présenté ainsi: «Les utilisateurs et utilisatrices d’Instagram suivent la petite Emma, sept ans, sur @insta4emma; ses publications les incitent à réfléchir à leur propre comportement sur les réseaux sociaux».

Compte Instagram fictif d’Emma (7 ans), projet de la Plateforme nationale Jeunes et médias (copie d’écran, novembre 2021).

Le projet «Emma’s Diary» a été élaboré par la Haute école spécialisée des Grisons. Il porte sur le sharenting qui désigne la pratique consistant pour les parents à rendre public des informations concernant leurs enfants sur des plateformes internet. Ce mot-valise a été créé à partir de share, «partager», et de parenting, «manière d’exercer la parentalité». L’idée est de sensibiliser les parents à la pratique du partage d’images de leurs enfants en inversant les rôles. La jeune Emma, âgée de sept ans, publie sur son compte Instagram des photos illustrant la vie quotidienne de sa famille et de leurs connaissances. Ces photos supposées gênantes pour les parents d’Emma devraient amener à une prise de conscience du public cible.

Les conseils prodigués portent sur la nudité des enfants et les scènes qui pourraient être gênantes pour ceux-ci, le consentement des enfants à la prise de vue et à la publication des images, les précautions à prendre en ce qui concerne les données personnelles et les paramètres de confidentialité d’accès aux images.

On peut douter des effets de cette campagne sur les comportements du public cible. Les conseils sont certes pertinents, mais le sharenting est un phénomène complexe qui engage les parents dans des contraintes sociales qui ne sont pas prises en compte. Comme on l’a montré, les mécanismes du don / contre-don permettent très difficilement de se soustraire aux partages d’images de sa vie privée sans mettre en cause les relations avec ses proches. Les photographies et vidéos gentillettes présentées sur le compte Instagram ne paraissent pas être susceptibles de provoquer de prise de conscience. Par ailleurs, le choix d’un personnage fictif âgé de 7 ans pose problème, car les conditions d’utilisation d’Instagram fixent l’âge minimum à 13 ans, comme  la plupart des réseaux sociaux. La Plateforme nationale Jeunes et médias l’indique d’ailleurs sur son site, en précisant que la nouvelle législation européenne sur la protection des données a relevé la limite d’âge de Whatsapp à 16 ans! Insta4Emma est donc un très mauvais exemple pour les parents qui pourraient prendre modèle pour autoriser leurs enfants à créer un compte personnel sur un réseau social dès l’âge de 7 ans.

Les relations de sociabilité à l’origine du partage d’images

Face aux besoins psychologiques et sociaux d’exposer sa vie privée pour donner forme à son vécu et au désir irrépressible d’être connecté en permanence pour converser via les réseaux sociaux, les conseils et exemples de bonnes pratiques sont insuffisants. Pour infléchir ces habitudes aux conséquences pernicieuses, les politiques éducatives et d’action sociale doivent prendre en compte les relations de sociabilité et les dynamiques qui les sous-tendent. Face aux enjeux sociaux de ces usages problématiques, il serait judicieux de développer des projets multidisciplinaires de recherche-action s’appuyant sur les théories de la communication et les fondamentaux des sciences humaines et sociales. Le modèle d’échange don / contre-don semble très prometteur pour appréhender le partage d’images sur les réseaux sociaux.

(Lire mon article: «Droits de l’enfant à sa propre image: quelle protection de son identité numérique?», 25 mai 2021.)


Références
> Bronisław Malinowski, «The problem of meaning in primitive languages», in C. K. Ogden and I. A. Richards, The Meaning of Meaning, Harvest Book – Harcourt, Brace and World, New York, 1923.
> André Gunthert, «L’image conversationnelle», Études photographiques, 31, Printemps 2014, mis en ligne le 10 avril 2014.
> A. Javier Treviño, George C. Homans, «The human group and elementary social behaviour», The encyclopedia of pedagogy and informal education, 2009.
> Marcel Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», in Année sociologique (1923-1924), republié dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, 1950.
> Office fédéral de la santé publique (OFSP), Utilisation problématique d’Internet.
> Plateforme nationale Jeunes et médias, Internet comme album de famille: que montrons-nous de nos enfants?, communiqué de presse, Office fédéral des assurances sociales (OFAS), 7 octobre 2021.
> Instagram, conditions d’utilisation.
Les sites et documents ont été consultés le 23 novembre 2021


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Exposition de la vie privée et relations de sociabilité dans les médias sociaux», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 23 novembre 2021, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/exposition-de-la-vie-privee-et-relations-de-sociabilite-dans-les-medias-sociaux


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Education aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Education numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias