Droits de l’enfant à sa propre image: quelle protection de son identité numerique?

L’exposition de la vie privée sur les réseaux sociaux a pris une ampleur sans précédent. Les bébés et les jeunes enfants ne sont pas épargnés. Les conséquences à long terme de la diffusion d’images hors de tout contrôle par leurs parents (sharenting) menace l’identité numérique des jeunes enfants, adultes en devenir. La législation doit évoluer pour mieux assurer la protection de leur personnalité. Les professionnel-le-s qui prodiguent soins et conseils aux parents et qui participent à l’éducation des jeunes enfants devraient prendre part activement à la sensibilisation des familles. C’est une problématique nouvelle pour l’éducation aux médias à prendre très au sérieux.

Une part toujours plus grande de la vie sociale se déroule en ligne. Les conversations face caméra sont devenues banales, tandis que photographies et vidéos sont diffusées, sitôt captées, sur les médias sociaux. L’exposition de sa vie privée, voire intime, sur les réseaux informatiques a pris une ampleur sans précédent. Photographies et vidéos sont fréquemment partagées avec le cercle des amis et de la famille sans réflexion aucune sur les conséquences dommageables possibles de leur diffusion. Nombre de personnes insouciantes exposent les images de leurs enfants sur leur profil de réseau social (Facebook, Instagram) ou les diffusent via des systèmes de messagerie instantanée (Whatsapp). Même en utilisant des applications prétendues sûres, il y a toujours un risque que les images soient reproduites (par simple copie d’écran) et de voir des copies se propager de proche en proche, de serveur informatique en base de données, hors de tout contrôle, à l’infini. On le sait, une fois diffusées les images et les informations qui les accompagnent resteront stockées durablement. Ces données sont susceptibles d’être utilisées par des personnes mal intentionnées et faire l’objet d’exploitations diverses.

La vie quotidienne des très jeunes enfants est l’objet d’une attention particulière de leurs proches. Dès la naissance, et parfois avant, les parents diffusent les images de leurs enfants en bas âge sur les médias sociaux. Or les bébés et les jeunes enfants n’ont de toute évidence pas la possibilité de comprendre la portée de la captation et de la diffusion de traces de leur vie, ni de décider comment les faits et événements personnels sont partagés, avec qui et dans quel but. La protection des données personnelles de ces jeunes personnes très vulnérables doit être l’objet d’une attention toute particulière.

L’attribution d’un prestigieux prix journalistique à une photographe romande pour un portfolio mettant en scène sa vie privée et celle de ses enfants a retenu mon attention par sa portée symbolique.

L’exposition de la vie privée récompensée par le Swiss Press Awards

Le prix Swiss Press Photographer of the Year 2021 a été décerné à Sarah Carp pour sa série de clichés Parenthèse, réalisée pendant le semi-confinement du printemps 2020 (portfolio aussi aussi récompensé par le Swiss Press Photo catégorie vie quotidienne). Sarah Carp a réalisé ces photographies intimistes dans son appartement d’Yverdon-les-Bains où elle vit avec ses deux filles de trois et sept ans. Mettant à profit cette période d’isolement contraint, la photographe a capté et mis en valeur de façon poétique des moments de leur vie quotidienne. Le portfolio de 36 photographies donne une large place au jeu et à la captation des émotions: «j’ai utilisé la photographie pour sortir de la réalité, jouer avec mes filles et faire ressortir ce que l’enfance a de magique».

Cette série s’inscrit dans la suite logique de ses réalisations antérieures. La représentation de situations intimes de sa vie privée est un axe essentiel de l’oeuvre photographique de Sarah Carp. En 2013, elle a publié un recueil de photographies sur la maladie de son frère Henri décédé de leucémie à l’âge de 23 ans (Donneuse apparentée); de 2013 à 2018, elle évoque sa seconde maternité, sa vie au Pays de Galles, sa séparation et sa vie avec ses filles dans un portfolio intitulé Renaissance.

Invitée dans l’émission de radio Médialogues (La 1re, RTS), le journaliste et producteur de l’émission Antoine Droux l’a interrogée sur l’implication de ses filles dans son travail de photographe, en lui demandant ce qu’elles en pensent, alors qu’elles sont un peu les «stars» de cette série de photographies. Ses filles, explique-t-elle, «sont vraiment partie prenante, elles aiment se voir en exposition», précisant que «plus elles grandissent plus on sent qu’elles deviennent un peu comédienne et qu’elles jouent avec l’image, avec ce qui se passe». Relevant que ces photos ont un caractère très intime, le journaliste l’a questionnée pour savoir si elle n’éprouvait pas une gêne à montrer l’intimité de ses filles au grand public. La photographe ne semble pas percevoir le problème: «je choisi ce que je montre, il y a une direction. Je ne vais pas montrer n’importe quoi. L’intimité est universelle, en parlant de mon intimité je cherche à toucher plus de monde. C’est mon intimité». Celle de ses filles aussi.

Compte Instagram de la photographe Sarah Carp (copie d’écran, mai 2021)

Exposer publiquement des images de ses enfants n’est pas anodin, car comme toute personne, dès leur naissance, les enfants ont droit à la protection de leur image. Au-delà de l’exemple emblématique de la photographe Sarah Carp, qui pose aussi la question de l’exploitation commerciale de l’image des enfants, tous les parents sont concernés.

Chaque enfant possède le droit à sa propre image

Selon la législation suisse, le droit à sa propre image est un élément essentiel des droits attachés à la personnalité. La Constitution suisse (art. 13) défend le droit à la protection de la vie privée et familiale ainsi que le droit d’être protégé contre l’emploi abusif de données la concernant. Le droit à disposer de sa propre image découle de ce droit. La protection de la personnalité commence à la naissance et finit par la mort (art. 31 al. 1 du Code civil). Le Code civil précisant que «l’enfant conçu jouit des droits civils, à la condition qu’il naisse vivant» (art. 31 al. 2). Il en découle un principe général inscrit dans la législation qui est que chaque personne peut décider ce qu’elle veut en ce qui concerne sa propre image et le cas échéant agir en justice pour défendre ses droits.

Le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) s’est prononcé sur le droit à l’image des individus. La personne que l’on souhaite photographier possède un droit à sa propre image qui lui permet de s’opposer «à la fixation et à la diffusion de son image ou de les soumettre à des conditions». Par ailleurs, la publication d’une photographie n’est licite «qu’une fois que les personnes représentées ont donné leur consentement». Pour être protégée, la personne doit cependant être identifiable. Le Tribunal fédéral s’est rallié à la position du PFPDT et a confirmé par son arrêt du 31 mai 2012 (affaire Google Street view) que le simple fait de prendre une personne en photo pouvait déjà constituer une atteinte à la personnalité si celle-ci n’a pas donné son consentement: «le droit à l’image signifie qu’il est interdit, en principe, de dessiner, de peindre, de photographier ou de filmer une personne sans que celle-ci y ait consenti».

Se pose alors la question des droits des enfants et des jeunes mineurs. Le droit à l’image d’un enfant est exercé par ses représentants légaux jusqu’à ce que l’enfant soit capable de discernement (art. 19c al. 2 du Code civil). C’est un droit strictement personnel, mais susceptible de représentation, donc «relatif» (par opposition à un droit «absolu» qui ne souffre aucune représentation). L’exercice de ce droit dépend de la seule capacité de discernement, indépendamment de la jouissance des droits civils dont bénéficient les jeunes dès que leur majorité fixée à 18 ans est atteinte. Les mineurs capables de discernement peuvent exercer de manière autonome leur droit à l’image, sans le consentement de leurs représentants légaux (art. 19c al. 1 du Code civil). Or, la législation suisse ne fixe pas d’âge limite de la capacité de discernement, laquelle doit être évaluée de cas en cas.

Signalons qu’au plan européen, l’âge à partir duquel un mineur peut autoriser le traitement de ses données et donc créer seul un compte sur un réseau social a été fixé à 16 ans. Les Etats membres de l’Union européenne pouvant abaisser cet âge à 13 ans (condition pour pouvoir ouvrir un compte personnel sur Facebook). En France, la «majorité numérique» a été fixée à 15 ans. C’est l’âge auquel une personne mineure peut consentir seule à un traitement de données à caractère personnel.

Comprendre les implications de la diffusion d’images et d’informations personnelles sur les réseaux sociaux requière une capacité de compréhension étendue des conséquences possibles à très long terme. Au vu de la grande incertitude des développements techniques et des usages susceptibles d’affecter la sphère privée dans le futur, on peut valablement se demander si le principe de précaution ne devrait pas être appliqué en la matière par l’interdiction de la diffusion d’images sur l’Internet des jeunes enfants en toutes circonstances (y compris par les représentants légaux). La Constitution fédérale de la Confédération suisse ne proclame-t-elle pas que «les enfants et les jeunes ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement» (art. 11), et que «toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent»? (Protection de la sphère privée, art. 13), La confiance mise dans le jugement des parents en la matière n’est-elle pas excessive?

Quel pourrait être le profit pour un bébé de s’exhiber lorsqu’on lui donne un biberon ou un bain?

Comme l’a bien montré la juge Noémie Helle dans son article sur la publication de photographies d’enfants sur les réseaux sociaux, les parents lorsqu’ils diffusent des images de leurs enfants sur l’Internet exercent un droit «par procuration», car ils ne sont pas les détenteurs de ce droit qui appartient en propre à l’enfant. Dans ce contexte, c’est le bien de leur enfant qui devrait inspirer leurs choix. Quel pourrait en effet être l’intérêt pour un très jeune enfant d’exposer son image sur les réseaux sociaux? Quel pourrait être le profit pour un bébé de s’exhiber lorsqu’on lui donne un biberon ou un bain? Le plus souvent, les parents diffusent des images sur les réseaux sociaux pour se mettre en valeur sans penser à la portée et aux conséquences de leurs actes, lesquelles peuvent survenir de nombreuses années plus tard. Il est utile de relever que seuls les parents (ou les représentants légaux) bénéficient du droit de représentation des enfants qui n’ont pas acquis la capacité de discernement, mais pas d’autres membres de la famille, comme les frères et les soeurs, les grands-parents, les oncles et les tantes, etc.

Les images photographiques et les vidéos contiennent des informations sur la physionomie, l’état de santé, le développement de l’enfant, ainsi que sur le cadre de vie et les préférences de sa famille. Ces informations, ainsi que les méta-données des documents, telle que la localisation et l’heure de la prise de vue, les traces de toute nature collectées par les cookies, ainsi qu’évidemment tous les renseignements donnés volontairement dans les textes qui accompagnent les images constituent un riche potentiel pour dresser le profil identitaire de l’enfant et de ses proches. Comme l’indique la magistrate Noémie Helle, dans le futur «on ne peut exclure que ces données soient utilisées non seulement à des fins purement commerciales, mais également dans le cadre du recrutement professionnel ou dans celui de la conclusion d’assurances, ce qui ne manquera pas de poser problème». Par ailleurs, l’enfant devenu-e adolescent-e ou adulte, pourrait ne pas apprécier que des photographies et des informations concernant son enfance permette de retracer son parcours de vie, violant sa vie privée et son intimité. L’image donnée par ses parents pouvant ne pas correspondre à celle que la personne se fait ou désir donner d’elle-même. Il faut aussi tenir compte du fait que les techniques de reconnaissance faciale pourraient à l’avenir se démocratiser et permettre à tout un chacun d’établir des liens entre des périodes de vie très éloignées d’un individu à partir d’images. De plus, les risques d’erreur d’attribution d’identité ignorée des personnes concernées peuvent avoir des conséquences catastrophiques sur leur vie.

La mise en scène constante de la vie quotidienne en vue de la réalisation de photographies et de vidéo peut avoir des effets à long terme sur la construction de l’identité ainsi que du rapport au monde et aux autres de l’enfant. Pensons notamment aux exhortations à se mettre en scène devant l’objectif qui sont susceptibles d’encourager les comportements de séduction et le développement d’une personnalité égocentrique.

Pour les parents, la captation d’images de la vie quotidienne de leurs enfants et de leur partage avec la famille et le cercle des amis est souvent un comportement obligé.

Peut-on infléchir cette tendance à l’exposition de la vie privée?

Il sera difficile d’infléchir la propension de nombreux parents à partager les images de la vie quotidienne de leurs enfants. D’abord, parce que pour nombre de personnes aujourd’hui, la captation d’images est un moyen essentiel de donner forme à leur vécu et d’exalter l’expérience de leur existence. La banalisation de la pratique du selfie en est l’exemple emblématique. Ensuite, parce que le partage de photographies et de vidéos est une pratique sociale très répandue pour maintenir le contact avec ses proches en partageant des moments chargés d’émotion de leurs très jeunes enfants (le bain du nouveau-né, le premier sourire, les premiers pas, etc.). Le cercle des amis et des parents qui s’attendent à en recevoir, qui se réjouissent de les commenter, de les liker, risqueraient de ne pas comprendre le souci de parents qui se refuseraient à ces pratiques pour protéger l’identité numérique de leurs enfants. Précisons que l’identité numérique d’une personne est constituée par l’ensemble des renseignements et traces d’activités sur les réseaux informatiques fournis volontairement ou non, lesquelles participent à son identité globale. Ces pratiques peuvent être aisément évitées, il est en effet aisé, bien que tombé en désuétude, de faire réaliser des copies sur papier de photographies et de les envoyer par courrier postal.

Les attentes au partage immédiat d’images de la vie privée sont si énormes, l’incompréhension serait si grande, que ne pas se prêter à ces usages peut mener à une mise à l’écart des réfractaires. C’est pourquoi, on peut se demander si l’on n’assiste pas à travers ces pratiques compulsives et irréfléchies à un «effondrement» des valeurs humanistes que rien ne pourra arrêter.

Le sharenting, une pratique banale

Ces comportements sont si répandus qu’un terme a été forgé pour les désigner. Le sharenting désigne la pratique consistant pour les parents à rendre public des informations concernant leurs enfants sur des plateformes internet. Ce mot-valise a été créé à partir de share, «partager», et de parenting, «manière d’exercer la parentalité». Habituellement, ce vocable est employé pour faire référence au partage fréquent de photos ou de vidéos de ses enfants ou petit-enfants sur les réseaux sociaux. Il est associé avec l’idée de «surpartage parental» (oversharenting), le fait de révéler un niveau inapproprié de détails (overshare) sur sa vie privée (Office québécois de la langue française).

Ce phénomène a connu un développement spectaculaire avec la banalisation des usages des smartphones et des réseaux-sociaux qui permettent le partage instantané de photographies et de vidéos. Selon Sule Üregen (mémoire de Maîtrise universitaire interdisciplinaire en droits de l’enfant) 73% des enfants de moins de deux ans en Europe occidentale apparaissent sur les réseaux sociaux (93% pour les bébés américains), tandis que 15% des parents européens mettent en ligne les images échographiques de leur futur enfant (33% des parents américains). C’est ainsi que pour près de trois quart des parents, les réseaux sociaux représentent «une plateforme efficace afin de partager des publications concernant leurs enfants avec leurs proches, que ce soit avec la famille ou des amis».

Le sharenting représente une menace très sérieuse d’atteinte à l’identité numérique des enfants par les documents et les renseignements diffusés dans des espaces où leur protection n’est pas garantie. Leur usage par des tiers est susceptible d’affecter gravement comme on l’a vu leurs droits fondamentaux.

Cependant, une étude réalisée aux Etats-Unis en 2014 (National Poll on Children’s Health) montre que pour les parents d’enfants âgé-e-s de 0 à 4 ans, le sharenting est souvent lié à la recherche et au partage de conseils sur leur rôle de parents (le sommeil, la nutrition, la discipline, etc.). Les mères sont plus engagées dans l’usage des réseaux sociaux que les pères: «La plupart des parents de jeunes enfants (84% des mères, 70% des pères) déclarent utiliser des médias sociaux comme Facebook, des forums en ligne ou des blogs. Plus de la moitié des mères (56%), contre seulement 34% des pères, discutent de la santé des enfants et de l’éducation des enfants sur les médias sociaux». Leur donner le sentiment qu’ils/elles ne sont pas seul-e-s (72%) et les aider à moins s’inquiéter (62%), mais aussi apprendre ce qu’il ne faut pas faire (70%) et obtenir des conseils de parents plus expérimenté-e-s (67%) ont été cités au nombre des principales raisons de l’utilité des réseaux sociaux par les parents de jeunes enfants. En revanche, deux tiers des parents s’inquiètent que les informations personnelles sur leur enfant ou des photographies pourraient être utilisées par des tiers. La moitié des parents sont aussi préoccupés par le fait que leur enfant devenu adolescent-e ou adulte puisse être embarrassé-e par ce qui a été partagé à leur propos.

Paradoxalement, les mêmes parents qui pratiquent le surpartage d’informations et d’images de leurs enfants disent connaître un autre parent qui a partagé trop d’informations sur un enfant dans les médias sociaux, en mentionnant des informations embarrassantes (56%) ou qui pourraient permettre de localiser un enfant (51%) ou encore en publiant des photos inappropriées (27%).

Donc, beaucoup de parents de jeunes enfants pratiquent le sharenting tout en en connaissant les risques. Cela veut dire que les campagnes qui auraient pour but la diminution de ces pratiques ne pourraient pas simplement diffuser des informations pour renseigner et alerter, comme c’est souvent le cas, mais devraient engager dans une réflexion tout le cercle des amis et des parents.

Pourquoi faire et partager des images de sa vie privée?

Les photographies ont vocation à documenter ce qui se passe, à enregistrer ce qui est placé devant l’objectif. C’est sa fonction informative, sur laquelle s’appuie toute une palette d’usages symboliques, tel que préserver le souvenir d’un moment heureux, présenter une personne à sa communauté (le nouveau-né), garder trace des événements de l’histoire personnelle ou familiale.

Mais l’usage intense des appareils connectés polyvalents et des réseaux sociaux a favorisé le développement des «usages conversationnels» de l’image. Comme l’a mis en évidence André Gunthert («L’image conversationnelle», 2014), l’appropriation des usages de l’image par tout un chacun a donné à l’image «l’universalité d’un langage», précisant que «les formes visuelles sont devenues un embrayeur puissant des conversations privées et publiques». Les images peuvent constituer par leur sujet un appel à engager une conversation (le si joli sourire du bébé), laquelle pourra prendre la forme d’échanges de photographies ou de vidéos. Par la reprise d’un motif thématique massivement repris pour être décliné et déformé de manière souvent parodique, les mèmes sont l’exemple emblématique de cette conversation généralisée sur l’Internet.

La conversation, est un mode de communication qui tant par les thèmes que le ton vise à établir ou à maintenir le lien entre des individus, à conforter un contact fondé sur la confiance et l’échange. Avant l’avénement de la communication instantanée, la carte postale illustrée a permis pendant longtemps cette fonction de mise en relation, de contact, et de renforcement des liens de sociabilité reposant sur l’échange d’images.

Mais ce lien peut être réalisé par le contenu de l’image même qui appelle de quelque manière l’intérêt du spectateur ou de la spectatrice, ou encore par la manière dont les personnages se sont mis en scène (selfie) ou ont été portraiturés. Un procédé de réalisation des images permet d’impliquer fortement le spectateur ou la spectatrice dans un contact virtuel – qui ne demande qu’à s’actualiser, le regard à l’appareil de prise de vue. Ce procédé est représentatif du pouvoir que peut avoir une simple image d’interpeller (par le regard) et de faire croire à une interaction possible, même lorsqu’elle ne l’est de toute évidence pas (selfie, journal télévisé).

Mais la transmission d’une image peut aussi être envisagée comme un présent. En effet, le partage d’images de la vie privée, en particulier des très jeunes enfants, peut être appréhendé sur le modèle anthropologique du don et du contre-don révélé par Marcel Mauss (Essai sur le don, 1924). Tel les cadeaux et les invitations, le «don» d’images de sa vie privée suppose la réciprocité, le «contre-don» d’images de même nature. Le don oblige celui qui reçoit, lequel ne peut se libérer que par un «contre-don». L’échange d’images est un moyen puissant de maintenir le lien social, car refuser de donner, de recevoir ou de rendre, peut amener à la rupture de la relation. C’est pourquoi aujourd’hui, dans la société de l’information, tenter de modifier ces pratiques sociales à forte valeur émotionnelle, mais qui peuvent avoir des graves effets pernicieux, est particulièrement complexe.

Donc résumons, l’usage social des images de la vie privée peut avoir au moins cinq fonctions, lesquelles sont souvent associées: documenter, présenter une personne (le nouveau-né), préserver le souvenir, converser et obliger (modèle du don / contre-don).

Pistes pour mieux protéger le droit à leur propre image des très jeunes enfants

La compréhension de ce qu’est l’identité numérique et la conscience des risques des informations et traces de toute nature laissées volontairement ou non sur les réseaux informatiques, en particulier des images, est un objectif fondamental pour le développement de l’esprit critique des parents de jeunes enfants. C’est une problématique nouvelle pour l’éducation aux médias qui devrait être prise très au sérieux.

Des recherches et des développement de la législation sont nécessaires pour que l’identité numérique des très jeunes enfants et leurs droits fondamentaux soient mieux reconnus et mieux protégés. Cependant, on peut douter que l’évolution de la législation seule soit à même d’infléchir fortement les pratiques de la publication des images de la vie privée des enfants et du sharenting.

Dans l’immédiat, l’ensemble des professionnel-le-s qui prodiguent des soins et des conseils aux parents, ainsi que celles et ceux qui s’occupent des jeunes enfants pourraient jouer un rôle dans leur nécessaire sensibilisation. Ce sont en particulier les obstétriciens et obstétriciennes, les sages-femmes et hommes sages-femmes, les éducateurs et éducatrices de la petite enfance, les animateurs et animatrices socioculturelles, ainsi que les enseignants et enseignantes. Les institutions formatrices ont évidemment un rôle fondamental pour sensibiliser et former ces professionnel-le-s, tant en formation initiale que continue. Mais toute la population doit être sensibilisée car, comme on l’a vu, le partage d’images s’inscrit dans des processus complexes de relations sociales. C’est pourquoi, les médias, les entreprises du numérique et les associations de la société civile ont un très grand rôle à jouer pour renforcer les droits de l’enfant à sa propre image.


Références
> Sarah Carp, Parenthèse, portfolio, 2021.
> Sarah Carp, Donneuse apparentée, portfolio, 2008-2009.
> Christophe Fovanna, Sarah Carp ajoute un chapitre à son journal intime, Photoagora, 4 novembre 2019.
> Sarah Carp, d’un regard confiné à la photographe suisse de l’année, Médialogues, La 1re, RTS, samedi 1er mai 2021.
> Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Etat le 1er janvier 2021).
> Code civil suisse du 10 décembre 1907 (Etat le 1er janvier 2021).
> Publication de photographies, Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT), 2014.
> Arrêt du Tribunal fédéral dans l’affaire Google Street View: Règles en matière de traitement de données personnelles, Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT), septembre 2013.
> Pauline Verge, Qu’est-ce que la majorité numérique fixée à 15 ans en France?, Le Figaro, 6 février 2018.
> Noémie Helle, Publication de l’image de l’enfant sur les réseaux sociaux: de quel(s) droit(s), Zeitschrift für Kindes- und Erwachsenenschutz / Revue de la protection des mineurs et des adultes / Rivista della protezione dei minori e degli adulti (ZKE/RMA), 6/2019, p. 500-511.
> Sule Üregen (Frédéric Darbellay, Dir.), Instamamans, mamans blogueuses ou mettre en scène sa vie de famille sur les réseaux sociaux en ligne quelle place pour le droit à la vie privée et le droit à l’image de l’enfant? Mémoire de master en vue de l’obtention de la Maîtrise universitaire interdisciplinaire en droits de l’enfant, Université de Genève, 2019.
> Parents on Social Media: Likes and Dislikes of Sharenting, C.S. Mott Children’s Hospital, National Poll on Children’s Health, Volume 23 , Issue 2, University of Michigan, March 16, 2015.
> André Gunthert, «L’image conversationnelle», Études photographiques, 31, Printemps 2014, mis en ligne le 10 avril 2014.
Les sites et documents ont été consultés le 25 mai 2021


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Droits de l’enfant à sa propre image: quelle protection de son identité numérique?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 25 mai 2021, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/droits-de-enfant-a-sa-propre-image-quelle-protection-de-son-identite-numerique


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias