En quelques années, la lecture à l’écran s’est généralisée. A l’école cependant l’imprimé reste de loin le support principal d’apprentissage de la lecture et d’accès à l’écrit, alors que l’offre d’oeuvres de littérature au format numérique (e-book) est pléthorique. A Genève et au Québec, les gouvernements ont des visions opposées de la place du livre numérique à l’école. Pour donner le goût de la littérature de manière durable aux jeunes, il faut prendre en compte leurs usages effectifs des médias et les encourager aussi à lire des e-books. Livre imprimé et livre numérique sont complémentaires. Alors que la pandémie de Covid a amené la fermeture momentanée des écoles, des bibliothèques et des librairies, savoir comment se procurer des livres numériques a pris une importance inattendue.
Les technologies de l’information et de la communication, et leur corollaire la numérisation, ont transformé complètement la production, la diffusion et l’accès à l’écrit. En quelques années, l’expérience de la lecture a été complètement renouvelée par les appareils multimédia connectés ou non. Les écrans sont devenus le moyen privilégié d’interaction avec des textes organisés souvent sous forme hypertextuelle et enrichis par des images, des sons et des séquences vidéos. L’écrit et les modalités de lecture seront encore profondément bouleversés par de nouvelles possibilités de mise en forme et d’usages exploitant les caractéristiques interactives des outils et des réseaux.
La simple numérisation des oeuvres littéraires et leur mise à disposition sous forme de livres numériques reproduisant les caractéristiques du livre imprimé est assez banal au regard des transformations qui affectent l’écrit et ses usages.
A l’école cependant, l’imprimé reste de loin le support principal d’apprentissage de la lecture et d’accès à l’écrit tout au long de la scolarité. Ceci est susceptible d’avoir des conséquences sur le développement des compétences à comprendre et utiliser l’information présentée sur des écrans. C’est ainsi que les mauvais résultats en compréhension de l’écrit des élèves terminant leur scolarité obligatoire à la dernière enquête PISA seraient dus selon les autorités helvétiques à des modalités fortement axées sur la lecture dans un contexte numérique (swissinfo.ch) à laquelle ils/elles auraient été insuffisamment préparé-e-s.
Une offre pléthorique d’oeuvres de littérature au format numérique
Dès les années 70 du siècle passé, les chercheurs et le monde de l’édition se sont efforcés d’adapter l’antique codex (cahier formé de pages reliées) à l’écran. Aujourd’hui, les livres numériques (e-book), disponibles sous-forme de fichiers qui peuvent être affichés sur différents appareils (liseuse, tablette tactile, smartphone, ordinateur) au moyen de logiciels standard, reproduisent les principales caractéristiques du livre papier adaptées à la lecture active sur écran. Pagination, choix de la police et de la taille des caractères, surlignage, signets, dictionnaire, recherche, notes, sont quelques-unes des fonctions standard d’aide à la lecture proposées par les applications idoines.
Les livres numériques représentent une possibilité supplémentaire de lire et de découvrir des oeuvres de littérature. Comme le livre imprimé, les ouvrages au format numérique peuvent être lus partout et à tout moment sur un simple smartphone, une tablette ou encore une liseuse dédiée à cet usage. Le fonds des oeuvres au format numérique est pléthorique. Payot Librairie annonce que plus de 600’000 titres d’e-books en français sont disponibles sur sa plateforme (payot.ch – à signaler aussi e-readers.ch qui regroupe l’offre de librairies indépendantes). De nombreux sites proposent aussi le téléchargement gratuit d’oeuvres littéraires tombées dans le domaine public, ainsi que d’autres ouvrages mis à disposition gratuitement (par exemple la Bibliothèque numérique romande – ebooks-bnr.com, ou encore noslivres.net). Par ailleurs, un grand nombre de bibliothèques publiques offrent en prêt un large éventail d’oeuvres au format numérique. En Suisse, la plateforme e-bibliomedia offre un tel service gratuit à leurs adhérent-e-s via le site de leur bibliothèque. Les livres téléchargés sont «chronodégradables», c’est-à-dire qu’ils ne peuvent plus être ouverts au-delà de la période de prêt. Cette plateforme ne convient cependant pas au prêt dans le cadre scolaire.
Le plan d’action «Le livre à l’école» de l’école genevoise
Le numérique occupe une place considérable dans la vie quotidienne des jeunes. C’est pourquoi on peut s’étonner que le plan d’action «Le livre à l’école», piloté par le Secrétariat général du Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP) du canton de Genève, ne donne qu’une place marginale au livre numérique.
Le dispositif Le livre à l’école regroupe plusieurs projets visant à «favoriser l’accès des élèves aux plaisirs de la lecture et aux enrichissements culturels dont les livres sont porteurs», en lien avec les objectifs pédagogiques spécifiques du Plan d’études romand (domaine Langues – Accès à la littérature). L’importance de ce plan d’action pour le département de l’éducation genevois a été soulignée lors de la conférence de presse de rentrée scolaire du 18 août 2020 à l’occasion de laquelle les grandes lignes en ont été présentées. Tout d’abord, l’opération «Silence on lit!» qui vise à ménager dans le temps scolaire 15 minutes de lecture silencieuse quotidienne d’un livre en classe à l’ensemble des élèves et du corps enseignant d’un établissement (cette proposition inclut toutes les formes de littérature imprimée, mais pas la presse). Ensuite, l’installation dans les écoles de boîtes à livres créées et réalisées par des apprenti-e-s des centres de formation professionnelle du canton pour favoriser l’échange de livres. De plus est prévue une opération de découverte des lieux essentiels pour la production et la diffusion du livre que sont les maisons d’édition, les librairies et les bibliothèques scolaires. Des visites et des rencontres avec les professionnel-le-s du livre ainsi que les auteurs et les autrices seront organisées en partenariat avec le Cercle de la librairie et de l’édition de Genève dans le cadre du projet «Genève lit». Le dispositif est complété par un site web «Le livre à l’école» qui a pour but de mettre à disposition du corps enseignant des renseignements sur l’ensemble des activités proposées, ainsi que des ressources et des suggestions de lecture.
Opposer la lecture sur papier à la lecture à l’écran est une erreur
La politique du Département de l’instruction publique genevois vise à valoriser la lecture par le truchement de l’objet livre, qui est opposé à l’e-book. Parmi les nombreuses références du site Le livre à l’école, il n’y a pas de proposition qui concerne le livre numérique à une exception près, l’accès à une collection de littérature jeunesse d’ouvrages au format numérique de l’éditeur genevois La Joie de lire. Ces oeuvres sont proposées sur une plateforme de ressources pédagogiques réservées au corps enseignant: «laPlattform». Renseignements pris auprès de la direction du Service écoles-médias (SEM documentation), une vingtaine de titres seulement sont à disposition des enseignant-e-s qui peuvent les utiliser en classe (lecture sur grand écran ou tablette) ou en donnant des droits de partage temporaire pour une utilisation à la maison. Le SEM, qui coordonne le réseau des 42 bibliothèques scolaires du canton, ne dispose pas actuellement d’un système de prêt de livres numériques.
Ainsi que le secrétariat général du DIP nous l’a précisé, «la promotion de la lecture à l’écran plutôt que sur papier ne fait partie ni des objectifs de la politique du livre à l’école, ni du programme numérique du département. La politique du livre vise à encourager la lecture et le recours au livre (comme objet culturel et matériel), et à familiariser les élèves avec la chaîne du livre de l’auteur-e aux libraires en passant par les éditeurs ou les illustrateurs».
Pourtant, les expérimentations d’utilisation de lieuses dans quelques classes d’accueil de l’enseignement secondaire (2015-2016) et primaire (2016-2017) menées par l’unité prospective du SEM formation (Service écoles-médias) ont donné des résultats globalement très positifs.
Une plateforme de prêt de livres numériques pour les bibliothèques scolaires du Québec
En ce moment, au Québec, un projet d’envergure de plateforme de prêt d’ouvrages au format numérique pour le milieu scolaire est en cours de déploiement.
Le projet Biblius est une plateforme de prêt de livres numériques destinée au milieu de l’éducation, qui offre toutes les fonctions d’une bibliothèque scolaire, dans le respect du droit d’auteur. Il est le fruit d’une collaboration entre un consortium de bibliothèques publiques québécoises (Bibliopresto), le ministère de l’Education du Québec et la chaîne du livre. La plateforme permet de gérer les prêts individuels aussi bien que ceux de toute une classe par un système de jetons. Le projet qui évoluera dans le temps vise à trouver un équilibre entre les besoins du milieu scolaire (exploitation pédagogique de la littérature jeunesse) et ceux de la chaîne du livre (rétribution équitable des ayants droits). Les licences des ouvrages de leur choix sont acquises par les Centres de services scolaire (CSS) qui regroupent plusieurs établissements scolaires. Le dispositif est complété par une plateforme collaborative d’exemples de scénarios pédagogiques d’usages éducatifs de livres numériques.
Actuellement, les écoles participantes ont accès à un catalogue de 1600 titres au format numérique édités par une cinquantaine d’éditeurs, essentiellement québécois. Le catalogue comprend des romans, des documentaires, des bandes dessinées, de la poésie, etc. mais exclut les cahiers et manuels scolaires. L’offre couvre toute la scolarité, du préscolaire jusqu’à l’éducation des adultes qui ont des besoins particuliers. L’offre devrait être étendue à des éditeurs européens.
Si l’on veut donner le goût de la littérature de manière durable aux enfants et aux adolescent-e-s, il faut tenir compte des usages effectifs qu’ils/elles font des médias.
Le projet Biblius s’inscrit dans la politique numérique du gouvernement du Québec. Il répond à la 17e mesure du Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur qui vise précisément le déploiement d’une plateforme de prêt de livres numériques pour les bibliothèques scolaires, comme «vecteur de valeur ajoutée dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage». Il s’agit pour le gouvernement québécois de permettre «à l’ensemble du réseau scolaire et à ses élèves, notamment ceux ayant des besoins particuliers, de profiter des avantages pédagogiques et des multiples possibilités associés à l’utilisation du format numérique du livre grâce à un accès simple et légal». Ce projet s’inscrit dans une réflexion globale sur les usages du numérique pour l’éducation et précise que «le modèle traditionnel de la bibliothèque scolaire est appelé à se transformer pour renforcer sa contribution au développement des compétences du 21e siècle chez les élèves». Le projet Biblius n’a pas pour objet de substituer le livre numérique au livre imprimé, mais bien plutôt d’enrichir l’offre de services des bibliothèques.
Donner le goût de lire de la littérature sur tous les supports
Le Département de l’instruction publique du canton de Genève a décidé de ne pas inclure le livre numérique et la lecture à l’écran dans sa politique de promotion du livre à l’école. C’est très regrettable, car si l’on veut donner le goût de la littérature de manière durable aux enfants et aux adolescent-e-s, il faut tenir compte des usages effectifs qu’ils/elles font des médias. En Suisse, 99% des adolescent-e-s sont équipé-e-s de téléphone portable (presque exclusivement de smartphones), mais seulement 6% lisent des livres numériques (étude James). Opposer livre imprimé et livre numérique est une erreur, car ils sont complémentaires. C’est pourquoi il faut encourager les jeunes à lire des oeuvres littéraires partout, à tout moment et sur tous les types de support!
Alors que la pandémie de Covid a amené la fermeture momentanée des écoles, des bibliothèques et des librairies, il aurait été très précieux d’avoir familiarisé l’ensemble des élèves genevois-es avec les moyens de se procurer des livres numériques ainsi que d’avoir développé leur goût de lire de la littérature à l’écran dans le cadre scolaire.
(Lire aussi à ce sujet mes articles: «Livre imprimé contre livre numérique à l’école: une controverse stérile», 1er mai 2019, «Livre numérique: le smartphone pour lire les classiques à l’école?», 17 mars 2015.)
Références
> Isobel Leybold-Johnson, PISA study finds Swiss students ‘still behind’ on reading, Dec 3, 2019, swissinfo.ch.
> Plan d’études romand (PER), Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP).
> Rentrée scolaire 2020-2021 – Communiqué de presse du 18 août 2020, Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse, Secrétariat général, République et Canton de Genève.
> Rachad Armanios, Quinze minutes pour devenir lecteur, Le Courrier, 24 août 2020.
> Le livre à l’école, Service écoles et sport, art, citoyenneté (SÉSAC), Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse, République et Canton de Genève.
> Livres ou liseuses, Prospective du SEM formation, Service écoles-médias, Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse, République et Canton de Genève, 6 juillet 2017.
> biblius.ca – Ma biblio scolaire numérique, Bibliopresto. 2021.
> Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur, Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Gouvernement du Québec, 2018.
> Suter, L., Waller, G., Bernath, J., Külling, C., Willemse, I., & Süss, D., JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse, 2018, Zürcher Hochschule für angewandte Wissenschaften (ZHAW), Zurich.
Les sites et documents ont été consultés le 18 janvier 2021
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Quelle place pour le livre numérique à l’école?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 18 janvier 2021, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/quelle-place-pour-le-livre-numerique-a-l-ecole
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch