Livre imprimé contre livre numérique à l’école: une controverse stérile

La question urgente d’un député au gouvernement du canton de Genève relance la discussion sur l’opportunité d’encourager les jeunes à lire des oeuvres littéraires sur support numérique.

Le député et actuel président du Grand Conseil genevois Jean Romain a adressé une question écrite urgente au Conseil d’Etat (QUE 965-A, question et réponse, 27 février 2019) portant sur l’avenir du livre à l’école. Sa question s’inscrit dans le contexte de la volonté du gouvernement d’équiper les classes de lots de tablettes numériques en grand nombre. Jean Romain postule que «la volonté d’introduction massive du numérique à l’école obligatoire va sans doute favoriser le livre numérique», et demande au Département de l’instruction publique (DIP) «ce qu’il compte faire pour enrayer cette dérive dommageable».

Mais équiper les classes de tablettes n’implique pas nécessairement l’abandon des livres imprimés, ni d’ailleurs la lecture d’ouvrages diffusés sous forme numérique (ebook). Par ailleurs, les tablettes permettent de réaliser une foultitude d’activités enrichissantes. Derrière cette controverse, le véritable enjeu, c’est la lecture.

Quel mal y aurait-il à se procurer des oeuvres de littérature, fussent-elles numérisées?

Pour Jean Romain, ces nouveaux équipements permettraient tout d’abord de «télécharger les classiques et les oeuvres tombées dans le domaine public»… Quel mal y aurait-il à se procurer des oeuvres de littérature, fussent-elles numérisées? Pour le député, grand pourfendeur des nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’école, le livre numérique est «une version dégradée» du livre imprimé. Un «produit banalisé, aseptisé» du volume que l’on peut tenir dans ses mains, manipuler et prêter. Il reproche tour à tour au livre numérique d’aller à contre-courant des modes de lecture prisés par les lecteurs, d’empêcher l’immersion dans le texte, d’être dommageable à l’environnement, de faire la fortune des multinationales qui les fabriquent.

Comme le précise le Conseil d’Etat dans sa réponse, le développement de l’éducation par le numérique et au numérique ne signifie pas que l’école se prépare à abandonner le livre imprimé. Les tablettes dont l’acquisition est projetée ne sont pas destinées à l’usage personnel des élèves mais à la réalisation d’activités pertinentes et créatives favorisant la collaboration et les échanges. Le gouvernement indique qu’un plan d’action visant à favoriser l’accès au livre et le développement de la pratique de la lecture de tous les élèves est en cours d’élaboration, en précisant que «c’est bien avant tout le livre imprimé qui est au centre de ce projet», lequel veillera à «la présence constante des livres dans le quotidien des élèves».

Cependant, dans les lignes qu’il consacre à la présentation du programme en cours d’élaboration intitulé «Livre à l’école», le gouvernement ne mentionne pas d’autre support que le livre papier. Alors même que le DIP est interpellé sur la place du livre numérique à l’école, le Conseil d’Etat n’estime pas nécessaire d’envisager son usage et abonde dans le sens du député Jean Romain. C’est très regrettable, car si l’on veut encourager la lecture et si l’on veut toucher les enfants et les adolescent-e-s, il faut tenir compte des usages effectifs qu’ils/elles font des médias et les encourager à utiliser tous les supports, tous les formats. La littérature peut aussi se lire sur un écran et s’écouter.

Si les jeunes sont 26% à lire des livres imprimés tous les jours ou plusieurs fois par semaines (étude James – Jeunes Activités Médias Enquête Suisse, ZHAW, 2018), la moitié (47%) en lisent rarement ou jamais! La proportion de lecteurs et de lectrices baisse d’ailleurs rapidement alors qu’ils avancent en âge et quittent l’école, de 45% pour les 12-13 ans à 14% pour les 18-19 ans. En outre, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer à les voir penchés sur leur mobile, 89% ne lisent pas de livres numériques et 83% n’écoutent pas de livres audio. Alors quel est le risque de leur montrer que les classiques peuvent se télécharger gratuitement et qu’ils peuvent utiliser leur smartphone pour les lire partout et à tout moment!

La responsabilité de l’école publique pour faire découvrir aux enfants des oeuvres littéraires et soutenir leur goût de la lecture est considérable. Opposer livre papier et livre numérique est une erreur, car ils sont complémentaires. Encourageons plutôt les jeunes à lire partout, sur tous les types de supports!

(Lire aussi à ce sujet mon article: «Quelle place pour le livre numérique à l’école?», 18 janvier 2021.)


Références
> Réponse du Conseil d’Etat à la question écrite urgente de M. Jean Romain: L’avenir du livre c’est le livre. Quid de cet avenir à l’école?, Secrétariat du Grand Conseil, 27 février 2019.
> Suter, L., Waller, G., Bernath, J., Külling, C., Willemse, I., & Süss, D. JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse. Zurich, Zürcher Hochschule für angewandte Wissenschaften ( ZHAW), 2018.
Les sites et documents ont été consultés le 1er mai 2019.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Livre imprimé contre livre numérique à l’école: une controverse stérile», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 1er mai 2019, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/livre-imprime-contre-livre-numerique-a-ecole-une-controverse-sterile


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias