L’utilisation d’outils et services numériques par toute la population est un des objectifs principaux de la stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral. La pandémie de Covid-19 qui a poussé les prestataires de formation continue à promouvoir les modalités d’apprentissage en ligne a fortement aggravé les inégalités d’accès à celle-ci. Les personnes qui manquent de compétences de base ont été particulièrement impactées. La persistance de la «fracture numérique» en Suisse nécessiterait une réflexion approfondie et des moyens adéquats pour y remédier efficacement.
La réussite de la transition numérique de la Suisse repose sur la capacité de la population à utiliser avec confiance les nouveaux outils et services dans la vie quotidienne et au travail. La connaissance des possibilités et des risques des usages des technologies de l’information et de la communication, ainsi que de solides compétences de base en la matière constituent un prérequis. La participation à des activités de formation continue est un des moyens essentiels permettant d’assurer la mise à jour continuelle des savoirs et savoir-faire.
La stratégie «Suisse numérique» de la Confédération
Il y a près d’un quart de siècle (février 1998) le gouvernement helvétique lançait sa Stratégie pour une société de l’information en Suisse. Le Conseil fédéral décidait de faire porter un de ses quatre axes d’action sur la capacité de la population à utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans la vie quotidienne. Pour atteindre cet objectif, la Confédération préconisait la mise sur pied d’une «campagne de formation tous azimuts» tant à l’école, que dans la formation professionnelle initiale et continue, qu’en ce qui concerne le corps enseignant. L’ensemble de la population, quel que soit son âge, devait être préparé «aux nouvelles exigences liées à la société de l’information».
Depuis 1998, le Conseil fédéral a mis à jour sa stratégie pour le développement numérique de la Suisse à quatre reprises, en janvier 2006, en mars 2012, au printemps 2016 et finalement en septembre 2020. L’importance de la formation continue a été réaffirmée régulièrement et de nombreuses mesures ont été élaborées pour favoriser le développement des capacités de la population à utiliser les technologies numériques.
Pour le programme de législature 2015-2019, le plan a été renommé stratégie «Suisse numérique». L’égalité des chances et la participation de toute la population y étaient réaffirmées comme un des quatre objectifs principaux. Le document mettait l’accent sur l’importance que l’ensemble de la population dispose de compétences médiatiques, il vaut la peine de le rappeler: «Tous les habitants de Suisse […] savent utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC) de manière compétente, sûre et responsable. Les TIC ouvrent la voie à de nouvelles formes de communication, tout en favorisant la formation politique de l’opinion et la participation de tous à une société démocratique et informée».
Participation à la formation continue en informatique
Puisque la formation de base doit être assurée par l’école publique, le moyen le plus approprié de dispenser des compétences numériques et médiatiques structurées à toute la population est la formation continue, aussi nommée formation «non formelle», c’est-à-dire toutes les formes d’apprentissage basées sur une «relation enseignant-apprenant définie» (LFCo) qui ne mènent pas à une certification réglementée par l’Etat (diplôme délivré au terme d’une formation dite «formelle»).
Les formes d’apprentissage «informel» qui se déroulent dans le cadre familial, entre pairs et dans des espaces de socialisation (animation socioculturelle, mouvement associatif) offrent des perspectives très riches qui devraient être aussi fortement valorisées – c’est un aspect fondamental des politiques éducatives que nous n’aborderons pas ici.
La récente publication par l’Office fédéral de la statistique (OFS) de données concernant la participation à la formation continue en 2021 permet de mettre en évidence quelques tendances. Les résultats de l’enquête Microrecensement formation de base et formation continue, réalisée tous les cinq ans depuis 2011, indiquent que la part de la population adulte (25 à 74 ans) qui a participé à au moins une activité de formation (cours, conférence, leçon privée, formation structurée sur le lieu de travail) durant les 12 mois précédant l’enquête a baissé significativement en 2021 (45%) par rapport à 2016 (62%) et 2011 (58%). L’OFS estime que cette forte diminution de la participation en 2021 s’explique par le fait que l’enseignement en présentiel n’a pas été possible pendant de longues périodes en raison de la pandémie de Covid-19.
Cependant, si l’on considère la participation à des activités de formation continue en informatique de la population âgée de 25 à 64 ans pendant la même période, on obtient une image toute différente. La part de la participation à au moins une activité de formation en informatique par rapport aux autres thèmes de formation augmente significativement d’environ 10% en 2011 et 2016 à environ 13% en 2021 (données qui nous ont été fournies par l’OFS). En 2021, 17% des personnes ont invoqué des raisons professionnelles de participer à une formation en informatique, tandis que 4% l’ont motivé par des motifs extra-professionnels. A noter que lors de la dernière enquête les personnes interrogées ont eu la possibilité pour la première fois de répondre en ligne ou par téléphone, ce qui apporte une incertitude sur la comparaison avec les années antérieures.
Le domaine «informatique» pris en compte par l’enquête de l’OFS Microrecensement formation de base et formation continue est large. Le Codebook (2016) liste les sujets suivants: «programmation, analyse de données, traitement de texte, application industrielle, réseau – Internet – sécurité, ordinateur (en général), utilisation software, travail multimédia (son, image), autres». C’est en fonction des déclarations des personnes interrogées que l’activité de formation est attribuée à un thème. Cependant, les sujets spécifiques relatifs à la littératie médiatique n’apparaissent pas dans cette nomenclature. Entre 2011 et 2021, la palette des formations suivies s’est modifiée pour intégrer de nouveaux besoins liés au confinement décrété par les autorités, notamment l’usage de plateformes de communication (Zoom) et de travail à distance (Microsoft Teams – renseignement qui nous a été fourni par l’OFS).
Toutefois les données de participation à des activités de formation continue en informatique sont trompeuses, car elles incorporent dans un même ensemble les profils socioéconomiques de groupes de population très différents. On peut se demander si pour l’année 2021, qui a été marquée par les confinements et une forte augmentation du télétravail, des différences selon le niveau de formation sont observables. En effet, on sait que plus le bagage scolaire est important, plus grande sera la disposition à continuer à se former, quel que soit le moyen. Les personnes ne disposant pas ou que de peu de compétences de base pour utiliser les TIC seront peu enclines à s’inscrire à des formations informatiques se déroulant en partie ou totalement en ligne. Si l’on ne constate pas de grandes différences de participation selon l’âge des participant-e-s, qu’en est-il en ce qui concerne le niveau de formation? Il ne nous pas été possible de le savoir, l’OFS n’ayant pas accédé à notre demande d’éclaircissement.
La pandémie a accentué les inégalités dans la société en matière d’éducation.
Les statistiques du Microrecensement formation de base et formation continue effectuées par l’OFS en 2011 et 2016 révèlent une très grande disparité de participation à des activités de formation continue selon le niveau de formation. Sans surprise, la participation à des activités de formation augmente avec le niveau atteint. C’est ainsi qu’en 2011 la participation à la formation continue en informatique des personnes de niveau scolarité obligatoire était de 4% alors que 18% des diplômé-e-s d’une haute école ont pris part à au moins une telle activité de formation pendant l’année. En 2016, on observe le même phénomène avec respectivement 3% et 18% de participation à des cours d’informatique aux deux extrémités de l’échelle des niveaux de formation.
Existence persistante d’un profond fossé numérique
En 2021, selon l’étude précitée, 64% des titulaires d’un diplôme d’une haute école ont suivi un perfectionnement, contre seulement 16% des personnes de niveau scolarité obligatoire (quatre fois moins). Un écart qui a augmenté significativement depuis que l’étude est réalisée (respectivement 77% et 26% en 2011, 81% et 29% en 2016).
D’autres études permettent de rassembler des indices qui éclairent la situation du marché de la formation continue en Suisse. L’Enquête suisse sur la population active, qui prend en compte les activités de formation intervenues dans les 4 semaines précédant l’enquête (en moyenne annuelle), met en évidence l’écart très important existant dans la participation à des activités de formation continue selon le niveau de formation atteint. C’est ainsi qu’en 2021, 26% des personnes diplômées du tertiaire ont pris par à une activité de formation continue dans le mois précédant l’enquête, alors qu’elles ne sont plus que 4% chez les personnes de niveau scolarité obligatoire. En 2020, première année de confinement, elles étaient respectivement 33% et 6% (22% de la population résidante de 25 à 74 ans). Une fois de plus, la grande inégalité face à la formation continue entre personnes peu et hautement qualifiées est mise en évidence.
L’écart qui se creuse en ce qui concerne la participation à des activités de formation continue selon le niveau de formation atteint s’explique en partie par la forte tendance à la numérisation des modalités d’enseignement des prestataires de formation continue survenue dès la fin du premier confinement. L’étude menée par la Fédération suisse pour la formation continue (FSEA) sur les répercussions de la pandémie de Coronavirus auprès des prestataires suisses (enquête 2021) est particulièrement éclairante.
Dès après le premier confinement, entre mi-mars et début juin 2020, tous les cours en présentiel ayant été interdits, les prestataires de formation continue ont cherché à s’adapter au plus vite pour proposer des cours en ligne et des modalités combinant enseignement en présentiel et à distance. Logiquement, cela a eu une grande incidence sur la participation des personnes insuffisamment formées. L’enquête de la FSEA révèle que selon les organismes interrogés de nombreuses personnes n’ont pas pu se former en raison de leurs compétences insuffisantes dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ce constat étaye la thèse qui est l’objet d’un large consensus parmi les prestataires suisses et le milieu de la recherche que «la pandémie a accentué les inégalités dans la société en matière d’éducation». Une nouvelle preuve, s’il en fallait, des profondes disparités d’appropriation des outils numériques en Suisse.
L’enquête sur l’utilisation d’Internet de l’Office fédéral de la statistique (Omnibus) le montre bien. La part de la population qui a suivi un cours en ligne a passé d’environ 10% avant la pandémie (9% en 2017 et 11% en 2019) à 27% en 2021.
La pandémie a montré combien le système de santé et l’économie helvétiques étaient peu préparés à un tel événement. Mais aussi que l’école publique n’était pas prête à passer à des modalités d’enseignement et d’apprentissage à distance utilisant des moyens numériques. L’enquête de la FSEA met en évidence que les prestataires de formation continue professionnelle (environ 80% d’organismes privés et 18% d’institutions publiques) ont eu de grandes difficultés à s’adapter à cette situation nouvelle et que la mutation du secteur n’est de loin pas terminée.
Le constat de très fortes inégalités dans l’accès à la formation continue et face aux modalités d’enseignement s’appuyant sur des outils numériques est peu flatteur pour la Confédération qui n’a cessé de réaffirmer depuis 24 ans l’importance de l’égalité des chances face à la numérisation de la société. La publication de la «Stratégie Suisse numérique» de septembre 2020 déclare pourtant: «la politique de la Confédération en matière de numérisation place l’être humain au centre d’une société suisse de l’information et du savoir inclusive et démocratique».
Il faut ne pas oublier qu’en Suisse, 1,5 million de personnes entre 16 et 65 ans ne possèdent que peu ou pas du tout de compétences en matière de TIC (donc 300’000 en Romandie), ce qui représente environ 20% de la population, selon la Fédération suisse pour la formation continue (FSEA). Une situation qui nécessiterait une réflexion approfondie et des moyens adéquats pour y remédier efficacement.
(Pour aller plus loin lire mon article: «La fracture numérique en Suisse au temps du Covid-19: quelle réalité?», 18 mars 2021.)
Références
> Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), Stratégie du Conseil fédéral pour une société de l’information en Suisse, communiqué du 18 février 1988.
> Office fédéral de la statistique (OFS), Formation continue de la population (2021), 2022.
> Office fédéral de la statistique (OFS), Formation continue en informatique, 2017.
> Office fédéral de la statistique (OFS), Enquête suisse sur la population active (ESPA).
> Office fédéral de la statistique (OFS), Omnibus 2021 (OMN2021): enquête sur l’utilisation d’internet.
> Sofie Gollob, Saambavi Poopalapillai, Irena Sgier, Répercussions de la pandémie de Coronavirus – Résultats de l’enquête 2021 auprès des prestataires suisses, FOCUS Formation continue 2021, Fédération suisse pour la formation continue (FSEA).
Les sites et documents ont été consultés le 6 juillet 2022
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Regard sur la participation à la formation continue en informatique en Suisse en temps de pandémie», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 6 juillet 2022, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/regard-sur-la-participation-a-la-formation-continue-en-informatique-en-suisse-en-temps-de-pandemie
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch