L’interdiction faite aux élèves d’utiliser leurs appareils numériques dans le cadre scolaire s’est généralisée. Se faisant l’école publique se prive d’un formidable moyen d’éducation aux médias et d’apprentissage. Paradoxalement, les activités «débranchées» ont un grand succès. Le Plan d’études préconise pourtant d’utiliser des outils numériques pour réaliser des projets. Quel risque y aurait-il à ce que les élèves se servent de leurs smartphones et tablettes en classe alors que de nombreuses familles ont perdu le contrôle des activités connectées de leurs enfants?
L’école romande craint plus que tout que les élèves utilisent leurs smartphones en classe à mauvais escient. C’est la justification donnée pour la prohibition des téléphones portables des élèves dans la plupart des établissements scolaires. Ce faisant, le développement en situation de compétences numériques et médiatiques s’appuyant sur les habitudes culturelles des jeunes en est grandement diminué.
Succès des activités débranchées
Dans le canton de Vaud l’interdiction générale des dispositifs numériques personnels des élèves pendant le temps scolaire a pris la forme d’une directive promulguée en 2019 par la cheffe du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture. La forme solennelle de cette décision donnait une visibilité particulière à un état de fait propre à rassurer les parents et le corps enseignant. Depuis, les autorités scolaires d’autres cantons romands ont aussi prononcé cette interdiction générale.
Il y a évidemment de très bonnes raisons de redouter que les élèves n’utilisent pas avec discernement leurs appareils personnels connectés à l’école et que des comportements néfastes (cyberharcèlement, exposition de la vie privée, sexting, etc.) soient poursuivis pendant le temps scolaire. Ces appareils sont par ailleurs une source majeure de captation de l’attention. Cependant, en interdisant les smartphones et les tablettes des élèves, l’école publique se prive d’un formidable moyen d’éducation aux médias et d’apprentissage. C’est justement en utilisant des appareils connectés en situation sous la conduite des enseignant-e-s que des actions éducatives favorables à la vie sociale des jeunes et de leurs familles peuvent être conduites. Par ailleurs, l’usage des appareils des élèves peut suppléer l’insuffisance d’équipements adaptés des établissements.
Le Plan d’études romand (PER) indique dans son projet d’Education numérique que «l’élève utilise les outils numériques de création et de communication de manière autonome, critique, créative, sécurisée et responsable [et] produit et échange des messages textuels, audios et vidéos en utilisant de manière opportune les différents canaux à disposition». Si l’intention est claire, l’apprentissage par la pratique (Learning by doing) peine à se concrétiser.
En revanche, les activités «débranchées» d’éducation numérique ont un grand succès en Suisse romande pour enseigner l’informatique, tandis qu’a été pris le parti d’utiliser principalement un manuel imprimé dans certains cantons. La sensibilisation aux risques de l’internet et des réseaux sociaux se fait volontiers sous forme déconnectée par des discussions en classe, ainsi qu’en prodiguant des conseils de bonnes pratiques. A Genève, le Conseil d’Etat précise en réponse à une question urgente du député Jean Romain qu’un total de 10 heures de cours utilisant une tablette en groupe pendant les 4 premières années de l’enseignement primaire est prévu (Cycle 1) dans la «future éducation numérique», principalement comme appareil photo. Ce qui représente une leçon par année seulement!
«Former des habitudes socialement utiles et pratiques en dehors de toute situation sociale existante, c’est à la lettre enseigner à l’enfant à nager en faisant des mouvements en dehors de l’eau», John Dewey.
Cette tendance est conforme avec les résultats de l’enquête PISA 2018 qui a révélé la faible utilisation des équipements numériques par les élèves dans les écoles de Suisse romande. Selon les disciplines, 70% à 90% des élèves ont déclaré ne pas utiliser du tout des appareils numériques pendant les cours, tandis qu’un maximum de 20% ont dit les utiliser moins de 30 minutes par semaine. On peut donc légitimement penser que tant les autorités scolaires que le corps enseignant ont intérêt à mettre en oeuvre des stratégies d’évitement permettant de diminuer ou de retarder l’usage de terminaux connectés par les élèves. Car un problème subsiste: comment former la quasi totalité du corps enseignant?
Demeure l’exigence de faire en sorte que les savoirs et les compétences médiatiques définies par le Plan d’études romand soient effectivement acquises graduellement par les élèves tout au long de leur scolarité (1re-11e Harmos). Par l’utilisation pratique des outils numériques connectés dès que leur âge le permet, ainsi que le précise le Plan d’études.
Il est temps de se jeter à l’eau pour apprendre à nager!
Peut-on raisonnablement apprendre à nager allongé sur un tabouret? Si cette idée paraît loufoque aujourd’hui, les méthodes déconnectées et sans écran d’éducation au numérique ont un grand succès. C’est pourquoi, à l’inverse d’initiatives telle que «la semaine sans écran» (ou «journée sans écran») nous proposons de mettre sur pied des journées avec écrans où les élèves et les enseignant-e-s d’un établissement, voire d’un canton tout entier, seraient invité-e-s à utiliser leur smartphone ou leur tablette en classe, dans tous les cours. Les médias socionumériques, si prisés des enfants et des adolescent-e-s pour se divertir, s’informer et communiquer, seraient exploités pour des usages pédagogiques. Le Plan d’études romand mentionne bien les médias sociaux comme moyen de réaliser des projets de sensibilisation (cycle 2, 5e Harmos, 8-9 ans).
Quel risque y aurait-il à se servir des smartphones et tablettes des élèves en classe, puisque les enfants les utilisent déjà massivement? Sait-on qu’en Suisse à 8-9 ans 30% des enfants possèdent leur propre téléphone portable et dès 10-11 ans 60%? Sait-on qu’un enfant âgé de 13 ans sur cinq seulement n’utilise pas quotidiennement une application de réseau social pour s’informer ou communiquer avec ses pairs? Et qu’à cet âge seulement 4% des enfants ne possèdent pas de smartphone? L’Enquête suisse sur la santé (2017) révèle que 32% des jeunes de 15 à 19 ans font un usage problématique (addiction) ou symptomatique (à risque) d’internet. Cette tendance a probablement encore été aggravée par les périodes de confinement dues à la pandémie de Covid-19. Une partie des familles a perdu le contrôle des activités connectées de leurs enfants. Le rôle de l’école est primordial pour réaliser la nécessaire éducation pratique à la vie connectée et aux médias sociaux. Les autorités scolaires doivent tenir compte de cette réalité, non pour interdire les appareils connectés des élèves, mais pour leur apprendre à mieux les utiliser en en faisant usage dans le cadre scolaire.
Le temps ne serait-il pas venu pour l’école de se jeter à l’eau!
Cet article a été inspiré par cette réflexion de John Dewey:
«L’école ne peut être une préparation à la vie sociale que si elle reproduit en elle-même les conditions typiques de la vie sociale. La seule façon de préparer à la vie sociale est de s’engager dans la vie sociale. Former des habitudes socialement utiles et pratiques en dehors de tout besoin et de toute motivation de la société, en dehors de toute situation sociale existante, c’est à la lettre enseigner à l’enfant à nager en faisant des mouvements en dehors de l’eau.»
Moral Principles in Education, Boston, Houghton Mifflin, 1909. (Traduction L. S. Pidoux)
Pour aller plus loin, lire mes articles: «Cyberdépendance des jeunes en Suisse romande, quelle réalité?», 30 décembre 2021, «L’enquête PISA 2018 révèle la faible utilisation des équipements numériques par les élèves à l’école», 29 janvier 2020, et «Ecole romande: la peur des médias sociaux», 17 décembre 2015.
Références
> Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC), Les téléphones portables éteints durant le temps scolaire, année scolaire 2019-2020, Etat de Vaud.
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Plan d’études romand, Education numérique, brochure, 2021.
> Conseil d’Etat, République et Canton de Genève, QUE 1724-A Réponse du Conseil d’Etat à la question écrite urgente de M. Jean Romain: Qu’en est-il d’ores et déjà du numérique au primaire? (18 mai 2022).
> G. Waller, L. Suter, J. Bernath, C. Külling, I. Willemse, N. Martel, & D. Süss, MIKE – Medien, Interaktion, Kinder, Eltern: Ergebnisbericht zur MIKE-Studie 2019, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW), Zürich, 2019.
> J. Bernath, L. Suter, L. Waller, C. Külling, I. Willemse & D. Süss, JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse 2020, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW), Zürich, 2020.
Les sites et documents ont été consultés le 20 juin 2022
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Des journées avec écrans à l’école pour l’éducation numérique», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 20 juin 2022, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/des-journees-avec-ecrans-a-l-ecole-pour-l-education-numerique
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch