La vague de désaffection de la presse s’étend à toute la population

Plus des deux tiers de la population suisse sont très éloignés de l’actualité nationale, régionale et locale. La désaffection des médias ne concerne plus seulement les jeunes, mais également leurs parents. Il faut rétablir le lien avec des publics potentiels qui sont aujourd’hui dispersés dans la vaste jungle des réseaux sociaux. Pourtant, les appels de soutien à la presse écrite portent principalement sur son financement. La démocratie a besoin de médias de qualité prospères, mais utilisés par l’ensemble de la population.

«Les médias vont-ils tous mourir en Suisse romande?» Cette question mise en exergue des 5e Assises Presse et démocratie du Club suisse de la presse qui a eu lieu le 22 novembre 2024 à Genève, met bien en évidence quel est l’état d’esprit de la profession en cette fin d’année.

Non, bien sûr, les médias ne vont pas tous disparaître, mais le mouvement de désaffection du public pour la presse devrait se poursuivre, avec son corollaire la diminution de l’offre médiatique.

La numérisation et la concurrence des géants de l’internet ont affaibli les modèles économiques de la plupart des médias d’information et porté atteinte à leur viabilité. Mais phénomène culturel plus profond, auquel il sera très difficile de remédier, les dispositions vis-à-vis de l’actualité et les nouvelles manières de s’informer sont en train de se diffuser dans toute la société.

On voit mal ce qui pourrait inverser cette tendance, car les jeunes ne sont plus seulement concernés par le désintérêt pour l’actualité, mais également leurs parents.

Poursuite des restructurations des grands groupes de presse

Coup dur pour la presse romande, Tamedia (TX Group), le premier éditeur du pays, a annoncé la fusion des rédactions de ces quotidiens romands la Tribune de Genève et Le Matin Dimanche avec celle de 24 Heures qui deviendra le titre phare pour le développement numérique. Le magazine Femina d’hebdomadaire deviendra mensuel. Ce processus de restructuration devrait s’accompagner d’une diminution du nombre de journalistes en Suisse romande. En outre, l’imprimerie de Bussigny (Vaud) sera fermée en 2025, de même que celle de Zurich en 2026 et tous les titres du groupe seront imprimés à Berne.

Les décisions du groupe Tamedia s’inscrivent en continuité avec les restructurations successives des grands groupes de presse en Suisse qui ont eu pour conséquence un appauvrissement de la diversité et de la qualité de l’offre médiatique. La fusion des rédactions et la diminution du nombre de journalistes signifie moins d’enquêtes, moins d’analyses politiques, moins de présence dans les régions et d’avantages d’articles repris d’un titre à l’autre.

L’annonce de la nouvelle stratégie du groupe Tamedia a suscité de vives réactions des syndicats des médias, des sociétés de rédacteurs et des gouvernements cantonaux en Suisse romande. Tandis que les éditeurs regroupés dans les associations d’éditeurs Schweizer Medien (VSM) et Médias Suisses ont réclamé un renforcement de l’aide indirecte à la presse par la Confédération, c’est-à-dire le financement de la distribution des journaux et périodiques, le Conseil d’Etat du canton de Genève a rappelé que la presse est un des piliers d’une démocratie forte et qu’elle ne peut être gérée «par de simples considérations financières, comme un bien de consommation ordinaire». Pour le président de la Société des collaborateurs de 24 Heures, Erwan Le Bec, cette décision annonce de futures coupes dans le tissu des médias en Suisse «car il ne faut pas se leurrer, cela va continuer, ce ne sera pas uniquement Tamedia, ensuite ce sera au tour des autres éditeurs puis du service public». On peut en effet craindre que l’offre de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR) se péjore grandement en cas d’acceptation de l’initiative populaire de baisse de la redevance «200 francs, ça suffit!».

L’information de qualité est un bien commun dont la valeur repose sur son usage

La pérennité même des mass médias est aujourd’hui menacée par les géants de l’internet qui captent les revenus publicitaires, par les médias sociaux, vecteurs de désinformation et du chaos informationnel, mais aussi par le désintérêt pour l’information de qualité de la plus grande partie de la population.

Notre société a besoin qu’une diversité de supports d’information produits par des journalistes pratiquant leur métier avec rigueur et éthique subsistent, mais consultés par un large public. Des médias d’information de qualité, reflétant la diversité des thèmes et des points de vue qui se font jour dans la société et disposant d’une vaste audience, sont indispensables à notre démocratie directe et à la cohésion sociale. L’information est un bien commun qui, en tant que tel, a besoin du soutien du public. Que vaudrait pour notre démocratie le journalisme d’excellence, une presse indépendante, la diversité de l’offre éditoriale, la prospérité économique des entreprises médiatiques, si seule une petite partie de la population était en mesure d’en bénéficier pleinement?

Lors de la table ronde des 5e Assises Presse et démocratie intitulée «Le papier n’a pas dit son dernier mot», Rémy Chételat, rédacteur en chef du Quotidien Jurassien, a expliqué que la presse avait non seulement perdu les jeunes mais leurs parents, la génération des 40-45 ans qui «n’ont plus le journal sur la table de la cuisine». Stéphane Estival, président de Médias Suisses et directeur général du Groupe ESH Médias, a confirmé que le défi consiste à rétablir le lien avec la tranche d’âge des 40-45 ans, car la moyenne d’âge actuelle du lectorat de la presse se situe autour de 55 ans.

Le système éducatif suisse n’a pas su développer le goût pour l’information de qualité et inculquer de bonnes pratiques informationnelles à des générations d’élèves et n’a pas vu venir les effets dévastateurs des médias sociaux.

Les enquêtes du Centre de recherche fög (Université de Zurich) révèlent aussi que les médias d’information ont non seulement perdu les digital natives, mais la population d’âge moyen (30 à 49 ans). Les données collectées depuis 2009 permettent de mettre en évidence le basculement des manières de s’informer de ces deux grands groupes de population en Suisse.

Les schémas d’utilisation typiques de nouvelles

Depuis quinze ans, le Centre de recherche Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög) de l’Université de Zurich spécialisé dans la recherche sur les médias réalise des études très éclairantes sur l’évolution du système médiatique helvétique ainsi que des comportements des consommateurs et des consommatrices de nouvelles, les Annales de la qualité des médias.

Pour évaluer les usages différenciés de la population et rendre compte de l’évolution des pratiques dans le temps, les chercheurs et chercheuses de l’Université de Zurich ont élaboré des schémas d’utilisation typique des médias qui permettent de prendre en compte à la fois la qualité et la variété des offres médiatiques. Ces modèles, les «répertoires de nouvelles», sont des idéaux-types qui aident à comprendre les phénomènes de consommation des médias.

Les répertoires de nouvelles sont définis par le Centre de recherche fög comme la combinaison de différents médias que les destinataires utilisent pour s’informer. Ils révèlent les schémas d’utilisation typiques de nouvelles et leur évolution, ainsi que le niveau de qualité fournie au public par les médias.

Le désintérêt pour l’actualité continue à s’étendre en Suisse

La généralisation de l’usage des smartphones, des réseaux sociaux et des plateformes numériques ont profondément modifié les possibilités de s’informer et de communiquer. Les études publiées par le Centre de recherche fög montrent qu’en une quinzaine d’années, l’utilisation des médias numériques n’a cessé de progresser en Suisse au détriment des médias traditionnels, tandis que la population sous-informée et celle éloignée de l’information régionale augmentaient considérablement.

Près des trois quart de la population suisse sont maintenant très éloignés des médias d’information locaux révèle l’enquête 2024 du Centre de recherche fög.

C’est ainsi que la part de la population suisse chroniquement sous-informée («indigents médiatiques») approche maintenant la moitié de la population (46%), soit plus du double de 2009, qui s’élevait à 21% (voir graphique). Ce schémas d’utilisation typique des médias (répertoire) se caractérise par le temps très limité consacré à l’actualité et une utilisation marquée des médias sociaux comme source principale d’information. Les personnes qui ont des habitudes de consommation de nouvelles qui se caractérisent par l’usage de médias internationaux, les plateformes en ligne et les médias sociaux («surfeur mondial») représentent 25% de la population en 2024, elles étaient 16% en 2009. Ensemble, ces deux profils très éloignés de l’actualité nationale, régionale et locale réunissent aujourd’hui plus des deux tiers (70%) de la population suisse!

Ces personnes n’utilisent que marginalement la presse et les médias régionaux et ne sont donc pas en contact avec les informations qu’ils diffusent par différents canaux.

Dans le même temps, les trois répertoires de l’«ancien Monde» défini par le Centre de recherche fög passaient de 49% en 2009 à 21% en 2022. Quels schémas d’utilisation typique des médias concernent-ils? Le type «orientation régionale» (5%) regroupe les utilisateurs et les utilisatrices dont le répertoire de nouvelles est orienté vers la région. Ses sources d’information principales sont le journal régional par abonnement et la radio. Les offres en ligne, les médias sociaux et la presse gratuite pour pendulaires sont rarement utilisés. Le type «vieux monde et journaux à sensation» (7%) se caractérise par l’usage prépondérant de la télévision, de la radio et de la presse locale par abonnement, avec un goût particulier pour les journaux à sensation (presse de boulevard). Le répertoire «vieux monde et en ligne» (9%) se différencie du précédent par l’utilisation complémentaire des pages en ligne des médias classiques (radio, télévision, presse régionale), la principale source restant le journal par abonnement.

Voilà pour le tableau général, toutes générations confondues. Mais qu’en est-il de l’usage des médias d’information selon la catégorie d’âge? La désaffection de la presse ne concerne-t-elle que les jeunes comme on l’entend sans cesse?

Plus des trois quart des personnes âgées de 30 à 49 ans, à l’instar des 16-29 ans, sont maintenant très éloignés des médias d’information locaux révèle l’enquête du Centre de recherche fög.
La vague de désaffection des médias s’étend à toute la population

Les pratiques de la jeunesse sont relativement bien connues et abondamment commentées. Le fait marquant que permettent de révéler les enquêtes menées par le Centre de recherche fög est la similitude aujourd’hui des schémas d’utilisation typiques de nouvelles de la population d’adultes d’âge moyen (30 à 49 ans) et de la jeune génération (16 à 29 ans). Les graphiques que nous avons réalisés à partir des données du Centre de recherche fög sont éloquents (voir graphique).

Si les trois répertoires de l’«ancien Monde» représentent encore plus du tiers des schémas d’utilisation typique des médias des personnes âgées de 50 à 69 ans (38%), ce profil d’utilisation des nouvelles ne concerne plus que 15% des 30-49 ans et 8% des 16-29 ans. Les médias suisses ont du souci à se faire, non seulement pour le financement de leurs entreprises, mais en raison de l’évaporation progressive de leur lectorat potentiel.

En revanche, les personnes qui utilisent intensément un large répertoire de médias d’information traditionnels ainsi que d’offres numériques et audiovisuelles pour s’informer sur l’actualité («utilisateurs intensifs») représentent une proportion notablement plus grande chez les jeunes (12% en 2024), que dans les autres tranches d’âge qui se situent autour de 8%. Ces consommateurs et consommatrices de nouvelles sont particulièrement intéressé-e-s par les thèmes de politique nationale et internationale et les controverses sociétales. Sur une quinzaine d’années, on observe un lent effritement de ce répertoire chez les personnes de plus de 30 ans. La tendance chez les jeunes n’est pas claire.

Les données des enquêtes du Centre de recherche fög révèlent la très forte augmentation depuis 2012 de la part des personnes de 30 à 49 ans qui sont très éloignées de l’information locale.

Depuis une décennie, on peut constater chez les 30-49 ans une très forte augmentation des personnes sous-informées («indigents médiatiques») et de celles qui utilisent des médias internationaux, des plateformes en ligne et les médias sociaux («surfeur mondial») passant ensemble de 38% en 2009 à 77% aujourd’hui (voir graphique). Symétriquement, dans cette tranche d’âge, on observe une baisse régulière et continue des trois répertoires d’utilisateurs et d’utilisatrices traditionnel-les des médias («ancien Monde») qui se sont littéralement effondrés en une dizaine d’années, passant ensemble de la moitié de la population concernée en 2011 (51%) à 15% aujourd’hui! Tandis que la part des grands consommateurs et consommatrices d’actualité («utilisateurs intensifs») a tendance à diminuer lentement.

Ceci laisse penser qu’il sera extrêmement difficile pour les entreprises médiatiques de freiner la tendance à la désaffection des médias d’information à l’oeuvre depuis deux décennies au moins, et plus encore de recouvrer les publics perdus, alors que les médias privés sont en grande difficulté de financement.

De nombreuses initiatives visent à soutenir les médias

En cette fin d’année 2024, nombreuses sont les initiatives qui visent à apporter un soutien à la presse écrite. Ces propositions qui concernent principalement le financement et l’adaptation des conditions cadre donnent une assez bonne idée des réponses données jusqu’ici à la crise des médias en Suisse.

Le quotidien Le Courrier à lancé une pétition intitulée «Appel pour la survie de la presse régionale» qui s’adresse aux élu-e-s et partis politiques, ainsi qu’au monde économique et à la société civile. Constatant que le droit à l’information est en péril et que «la presse écrite est aujourd’hui au bord de l’effondrement», dans un contexte où il est «impératif de renouveler simultanément son modèle économique, ses pratiques journalistiques et ses canaux de diffusion», le Courrier réclame la mise en place d’un ensemble de mécanismes de soutien immédiat à la presse écrite. Ces propositions portent sur des aides indirectes (aide à la distribution, achats d’abonnements et d’espaces publicitaires par les collectivités publiques), des mécanismes de financement direct, dont l’aide à la transition numérique, ainsi que l’établissement d’un cadre contraignant les GAFAM à payer pour les contenus de presse qu’ils utilisent (droits voisins) et d’un cadre légal renforçant la protection des journalistes et des éditeurs face aux «procédures-baillons» qui visent à décourager leurs investigations par des actions en justice.

Après l’annonce de la restructuration de ses titres romands par Tamedia touchant la Tribune de Genève (voir plus haut), le Parti socialiste genevois, inquiet pour la couverture de l’actualité locale, a présenté un projet de loi qui vise à créer une fondation publique d’aide aux médias. Cette aide prendrait deux formes: soutien à la création d’un nouveau média et financement de la production de contenu éditorial. Ces subventions seraient accordées pour deux ans et pourraient être renouvelées. Dotée d’un capital de 10 millions de francs, la fondation pourrait en outre être alimentée par des financements supplémentaires des communes et du secteur privé. Une subvention annuelle de l’Etat assurerait son fonctionnement.

A Lausanne, l’association Nouvelle presse a présenté un projet d’initiative pour inscrire dans la Constitution fédérale le soutien à la qualité et à la diversité des médias, laquelle pourrait passer par de l’aide directe à la presse imprimée qui est actuellement impossible. Le texte propose que le Conseil fédéral et les cantons prennent des mesures pour assurer l’indépendance des médias. D’autres aides, telles que le soutien à la formation des journalistes, la protection contre la désinformation et le soutien aux innovations technologiques dans le domaine journalistique, seraient aussi proposées.

Créer le lien avec les publics potentiels dispersés dans les réseaux sociaux

Si une grande partie des initiatives d’aide à la presse portent sur leur indispensable financement et sur les nécessaires améliorations des conditions cadre, la réflexion sur les moyens susceptibles d’élargir le public des médias d’information est insuffisamment développée et les projets élaborés tout-à-fait insuffisants. Le monde politique et la société civile n’ont pas encore pris conscience que la désaffection des médias d’information ne concerne pas seulement les jeunes, mais la génération de leurs parents.

La même formule revient toujours lorsque l’on parle de désintérêt des jeunes pour la presse: «il faut aller les chercher là où ils sont». Ceci est vrai aussi pour toutes les populations et groupes sociaux. Comment entrer en contact avec ces publics très éloignés des médias d’information locaux et que faut-il leur offrir pour susciter leur intérêt et espérer créer une relation vivace avec eux?

La majorité des jeunes et de leurs parents sont aujourd’hui dispersés dans la vaste jungle des réseaux sociaux, loin des territoires des médias traditionnels. Il sera très difficile pour les médias d’entrer en contact avec des publics atomisés par les algorithmes, et plus encore d’établir un lien durable avec eux.

(A ce sujet, lire mes articles: «La presse en voie d’extinction, une question d’éducation», 18 mai 2024 et «Le goût pour l’information de qualité est essentiel à la démocratie», 14 mars 2023)

Remerciements aux chercheurs du Centre de recherche fög (Université de Zurich) pour l’extraction de données réalisée à mon intention.


Références
> Club suisse de la presse, 5e Assises Presse & démocratie: «Les médias vont-ils tous mourir?», 22 novembre 2024, Genève.
> RTS, Tamedia annonce la fusion de trois rédactions romandes, 25 postes supprimés en Suisse romande, 17 septembre 2024.
> RTS, L’annonce de la restructuration de Tamedia suscite une avalanche de critiques en Suisse romande, 28 août 2024.
> Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög) – Universität Zürich, Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Schwabe Verlag.
> Le Courrier, Appel pour la survie de la presse régionale.
> Grégoire Barbey, A Genève renaît un projet de loi pour créer une fondation d’aide aux médias, Le Temps , 5 novembre 2024.
> Esma Boudemagh, Comment sauver les médias?, Le Courrier, 1er novembre 2024.
Les sites et documents ont été consultés le 3 décembre 2024


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «La vague de désaffection de la presse s’étend à toute la population», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 3 décembre 2024, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/la-vague-de-desaffection-de-la-presse-s-etend-a-toute-la-population


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias