Les interfaces numériques, domaine négligé de l’éducation aux médias

Les dispositifs médiatiques façonnent notre rapport au monde et notre expérience. Le design des interfaces numériques ne vise plus seulement à faciliter l’utilisation des services, mais à capturer l’attention, modeler les affects et contrôler les conduites. L’éducation aux médias et à l’information doit être repensée pour intégrer les nouvelles techniques et stratégies d’influence s’appuyant sur des incitatifs comportementaux (nudge) et des interfaces truquées (dark pattern).

Les dispositifs de médiation technique, qui permettent l’extension de nos sens et de nos capacités, occupent une place prépondérante dans notre société. Les appareils et écrans connectés, dont les usages se sont répandus à tous les domaines de notre vie quotidienne, façonnent notre rapport au monde et notre expérience.

Collecte de traces d’activités individuelles, désinformation, captation de l’attention, appel aux émotions et aux croyances («postvérité»), influence sur les représentations, les attitudes et les comportements, etc., les savoirs nécessaires à une vie connectée éclairée ne cesse de s’élargir et de se complexifier. Sans connaissances médiatiques solides (littératie), pas de développement de l’esprit critique.

Si les effets des informations mensongères ou délibérément biaisées (infox) sont l’objet d’une très grande vigilance, le rôle des moyens esthétiques et fonctionnels qui permettent d’orienter l’attention, de guider l’interprétation des contenus et de pousser à la réalisation de certaines actions plutôt que d’autres passent souvent au second plan, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. A cet égard, les interfaces numériques ont un rôle fondamental qui est largement négligé par l’éducation aux médias et à l’information.

Les interfaces, fondement de l’économie de l’attention

La surabondance d’information, qui va de pair avec la rareté du temps disponible, a entraîné l’intensification des pratiques de captation de l’attention, considérée comme une ressource rare que les sociétés de services cherchent à attirer par tous les moyens pour en tirer profit (publicité, vente des données personnelles collectées). Ce processus historique a rendu possible un changement du paradigme de la relation de communication: le passage de l’attention essentiellement orientée par les intérêts (recherche de contenu répondant à des attentes) à l’attention dirigée par les stimuli (attraction par des effets: scintillement, signaux sonores ou visuels, montage ultra rapide, etc.).

Dans le processus de numérisation de toutes les sphères de la société et de la convergence des médias, le dispositif de médiatisation – l’interface – est au fondement de l’économie de l’attention. Car le modèle économique de la gratuité est fondé sur la vente aux annonceurs de «temps de cerveau disponible».

Les interfaces sont des dispositifs

Comme l’a éloquemment montré Giorgio Agamben, les dispositifs contrôlent et commandent jusque dans les détails les plus infimes les gestes quotidiens des individus. Pour le philosophe, il y a d’un côté les êtres vivants, et de l’autre «les dispositifs à l’intérieur desquels ils ne cessent d’être saisis». Mais qu’est-ce qu’un dispositif pour Giorgio Agamben? «J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants». Non seulement, précise-t-il, les prisons, le panoptikon, les écoles, les mesures juridiques, mais aussi la littérature, les ordinateurs, les téléphones portables, et le langage lui-même. Donc, des institutions et des moyens de médiations et d’expressions (langage).

C’est pourquoi il est justifié de retenir le dispositif comme une composante essentielle du concept de média, qui complète les classiques contenu communiqué et support, appréhendés dans un processus, la médiatisation.

Il est utile de préciser que par le terme «média», on entend tous les moyens d’information, de communication, de divertissement, d’influence, de réseautage, d’enseignement et d’apprentissage, d’organisation du quotidien, etc., autrement dit, non seulement les mass médias traditionnels (livres, journaux, cinéma, radio, télévision), mais aussi les médias numériques (internet, réseaux sociaux, applications de communication, agents conversationnels, dispositifs de réalité virtuelle ou augmentée, jeux informatiques, etc.) ainsi que les appareils et supports nécessaires à leur usage.

Les dispositifs médiatiques ont pris une importance considérable dans l’économie et la vie sociale, il est donc essentiel que les élèves et la population dans son ensemble puissent appréhender leur rôle spécifique dans les processus de communication médiatique.

Outre leur fonction d’agencer et de combiner les éléments du contenu, les dispositifs médiatiques, par exemple la mise en page d’une page web, l’interface d’un jeu interactif, le système d’exploitation d’un smartphone, structurent l’expérience vécue. Ces dispositifs interactifs ont pour fonction, par des moyens extrêmement variés, de capturer et d’orienter l’attention, mais aussi de contrôler les gestes et les conduites, ainsi que de participer à modeler les affects et les manières d’être.

Qu’est-ce qu’une interface et à quoi sert-elle?

Le design des interfaces numériques modèle l’expérience vécue

L’interface est un dispositif informatique composé d’éléments visuels et sensoriels qui permet l’interaction entre les humains et les machines. Le succès de la diffusion planétaire des écrans connectés est largement dû à la mise au point d’interfaces ergonomiques permettant de faciliter l’utilisation des applications informatiques. D’énormes progrès ont été réalisés par les designers pour mettre les progrès techniques au service de tous en rendant plus lisibles et en simplifiant les fonctionnalités des appareils numériques. L’invention des interfaces graphiques composées de fenêtres, d’icônes, de menus déroulants et d’un système de pointage (souris, écran tactile) dans les années 1980 a été déterminante.

Pour appréhender les interfaces numériques, il faut considérer avant toute chose leur dimensions esthétique et fonctionnelle.

Dimension esthétique, car l’écran (design graphique), interactif et sonore (design d’interaction), peut être appréhendé avec toute la panoplie des moyens d’analyse utilisés pour étudier les productions des médias et des industries culturelles depuis longtemps, de l’affiche au jeu vidéo, en passant par la photographie, le cinéma et la mise en page des journaux. Quantité, temporalité, organisation, formes, couleurs, textures, effets esthétiques, connotations, valeur symbolique, etc. sont quelques-uns des éléments à prendre en considération.

Dimension fonctionnelle, car le design des systèmes de communication interactif structurent l’expérience vécue par les actions qui sont rendues possibles. Les interfaces interactives permettent de guider les utilisateurs et les utilisatrices dans l’écran et à travers le millefeuille de l’espace virtuel (design d’interaction) et d’organiser le parcours d’utilisation d’un outil ou d’un service (design d’expérience) en captant leur attention. Mais les interfaces, couplées à des systèmes de profilage et d’analyse en temps réel de traces d’activités, constituent un puissant moyen pour influencer leurs comportements et modeler les affects et les manières d’être.

De là le développement de stratégies et de mécanismes intégrés dans les interfaces pour influencer le choix des utilisateurs et des utilisatrices. Ces techniques de design vont de l’incitation douce (nudge, levier d’influence, coup de pouce), au design manipulateur (dark pattern), jusqu’au design addictif.

Des leviers pour influencer les choix

Le digital nudging, renvoie à un ensemble de techniques qui ont pour but d’orienter les décisions des consommateurs et des consommatrices sans les contraindre, en agissant sur le contexte de la prise de décision. Le nudge est un énoncé ou élément visuel disposé de telle manière qu’il oriente les gens à adopter un comportement bénéfique pour eux ou la société, sans contrainte et de manière prévisible.

Cette technique s’appuie sur le fait que nos capacités cognitives sont limitées, et qu’une simplification de l’information ou de la manière dont elle est présentée est bénéfique aux utilisateurs et aux utilisatrices de services. Ces moyens sont des «facilitateurs» qui visent à accompagner la prise de décisions rapides et intuitives.

Exemple de levier d’influence (nudge): rendre des incitations plus saillantes pour accroître leur efficacité, faire correspondre des informations difficiles à estimer à des schémas d’évaluation familiers, fournir aux utilisateurs et aux utilisatrices un retour d’information lorsqu’ils/elles avancent dans leur parcours ou font des erreurs. Outre ces facilitateurs d’usage d’un service, l’utilisation d’un levier d’influence peut viser un bénéfice pour la société dans son ensemble. Par exemple, sensibiliser les personnes qui utilisent un appareil connecté à l’impact de leurs comportements sur la consommation de ressources énergétiques pour les inciter à les modifier. Concrètement, pour un appareil connecté, la mise en évidence de l’intensité du flux de données consommées et de son impact sur l’environnement (au moyen d’un code couleur par exemple) selon que l’on visionne une vidéo en streaming basse ou haute définition.

(Lire mon article: «Faire prendre conscience des conséquences de l’usage des écrans connectés pour l’environnement», 25 mai 2020.)

Ces techniques ont des implications éthiques, car l’intention peut ne pas être d’aider les gens à faire de meilleurs choix, mais au contraire, dans un contexte de e-commerce, de les inciter à acheter une option superflue ou encore à donner des données personnelles qui ne sont pas nécessaires au fonctionnement du service utilisé. Auquel cas ces moyens d’influence ressortissent à la manipulation (dark design).

La technique du levier d’influence (nudge) se fonde sur le principe que les choix ne reposent le plus souvent pas sur une réflexion rationnelle des options envisageables, mais dépendent de la manière dont les informations sont présentées. Les incitations à la décision reposent sur l’exploitation des mécanismes de pensée qui induisent une distorsion du jugement et influencent de manière inconsciente nos choix, les biais cognitifs. Les biais constituent des façons rapides et intuitives de porter des jugements ou de prendre des décisions dans un contexte ou les ressources cognitives de la personne sont perçues comme trop limitées (surabondances d’informations, temps limité, manque de compréhension ou d’intérêt) ou en raison de facteurs émotionnels ou sociaux (image de soi).

Parmi les moyens d’influence, relevons trois exemples respectivement en rapport avec la forme, le contenu et le contexte social, dimensions classiques de la critique de l’information.

Les informations simples à repérer et à déchiffrer qui retiennent l’attention au moment opportun, donc qui sont saillantes, bénéficient d’un avantage qui peut être exploité pour en faire un levier d’influence. Par exemple, un service peut mettre en évidence un bouton bien visible pour accepter les cookies et rendre le bouton de refus moins visible. En communication visuelle, la saillance d’un élément, soit l’émergence d’une figure sur un fond, est déterminante pour diriger l’attention. Cette mise en valeur d’un élément peut être réalisée de multiples façons, par son isolement, sa grandeur, sa luminosité, sa couleur, etc. De la même manière que des sons inattendus mobilisent immédiatement notre attention (notification sonore, par exemple).

La tendance à ne rechercher et à ne prendre en considération que les informations (contenu) qui confirment nos croyances et à rejeter les autres est un biais bien connu, le biais de confirmation.

De même, la tendance à surévaluer la valeur de l’opinion d’une personne que l’on considère comme ayant une autorité est susceptible d’infléchir notre choix. C’est l’argument d’autorité, qui est invoqué lorsque un contenu est référé à une personnalité politique ou scientifique, ou à l’exhibition de symboles distinctifs de cette autorité (la blouse blanche du personnel médical par exemple).

Manipulation des conduites

La limite entre l’influence bienveillante à la prise de décision et l’incitation à modifier des habitudes par l’utilisation de leviers d’influence (nudge) à la manipulation des conduites (dark pattern) est floue.

Les techniques visant à tromper et à manipuler les individus par le truchement d’interfaces truquées sont très variées. Une étude sur les dark patterns utilisés par des sites d’e-commerce réalisées à l’université de Princeton a mis en évidence 15 types de design manipulateur répartis en 7 catégories:

> Duperie: tenter de donner une fausse représentation des actions des utilisateurs ou de retarder l’affichage d’informations qui, si elles étaient mises à la leur disposition, susciteraient probablement des objections de leur part.

> Sentiment d’urgence: imposer une date limite pour une vente ou une affaire, ce qui accélère la prise de décision et les achats des utilisateurs.

> Détournement de l’attention: utilisation d’éléments visuels et de langage ou susciter l’émotion pour pousser les utilisateurs à faire un choix plutôt qu’un autre.

> Pression sociale: influencer le comportement des utilisateurs en décrivant les expériences et le comportement d’autres utilisateurs.

> Impression de rareté: signaler qu’un produit est susceptible de devenir indisponible, ce qui augmente sa désirabilité.

> Obstruction: faire en sorte qu’il soit facile pour l’utilisateur de se mettre dans une situation mais difficile d’en sortir.

> Action forcée: obliger l’utilisateur à faire une action supplémentaire afin d’accomplir sa tâche.

Donc, comme on l’a montré, l’utilisation de techniques visant à faciliter l’utilisation de services, à modifier des comportements par l’utilisation de leviers d’influence (nudge) ou de design trompeur (dark pattern) s’appuie sur l’utilisation de l’interface et recourent à des stimuli et des effets esthétiques pour diriger l’attention des utilisateurs et des utilisatrices.

Outre le fait que les produits du design d’interface recomposent notre rapport au monde et aux autres, ces pratiques ont des conséquences pour les individus et la société dans tous les domaines, de la protection des données à la lutte contre les addictions, ainsi que dans des contextes de désinformation et de propagande.

Il faut éduquer aux interfaces numériques

Dès lors que les dispositifs de médiation technique pilotés par les algorithmes sont présents à chaque instant de la vie quotidienne pour «assister les individus», l’étude des interfaces numériques doit être pleinement intégrée dans les programmes d’éducation aux médias et à l’information.

Les interfaces numériques ne sont pas encore au programme. C’est pourquoi, un énorme travail d’analyse et de réflexion doit être mené pour définir les éléments à retenir dans une approche prenant pleinement en compte les interfaces dans l’éducation aux médias. Il faut élaborer des moyens d’enseignement (boîte à outils) et des méthodes didactiques appropriées.

Cela suppose de développer la recherche ainsi que la formation des personnels d’enseignement. Un énorme défi pour l’éducation.


Références
> Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif, Editions Payot et Rivages, 2014.
> Markus Weinmann, Christoph Schneider, Jan vom Brocke, Digital Nudging, Business & Information Systems Engineering, volume 58, 433–436, Springer, 2016.
> Arunesh Mathur, Gunes Acar, Michael J. Friedman, Elena Lucherini, Jonathan Mayer, Marshini Chetty, and Arvind Narayanan. 2019. Dark Patterns at Scale: Findings from a Crawl of 11K Shopping Websites. Proc. ACM Hum.-Comput. Interact. 3, CSCW, Article 81 (November 2019), 32 pages.
Les sites et documents ont été consultés le 25 novembre 2022


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Les interfaces numériques, domaine négligé de l’éducation aux médias», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 25 novembre 2022, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/les-interfaces-numeriques-domaine-neglige-de-education-aux-medias


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias