Danger ! Les médias d’information ont perdu le public des digital natives

Le journalisme d’information est menacé par l’augmentation de la population chroniquement sous-informée et par les géants de l’internet qui captent les audiences. Les actions ponctuelles de sensibilisation à la presse et aux médias ne sauraient répondre à ce défi qui met en péril la démocratie. L’intérêt pour l’information de qualité doit être développé dès le plus jeune âge. Pour assurer la nécessaire éducation méthodique aux médias, il faut intégrer leur usage dans les activités scolaires quotidiennes.

L’utilisation des médias numériques pour s’informer n’a cessé de progresser en Suisse au détriment des médias traditionnels, tandis que la population sous-informée et celle éloignée de l’information régionale devenaient majoritaires. Le phénomène est particulièrement marqué chez les jeunes, c’est ce que révèle notre analyse de données inédites.

La démocratie suppose que la libre formation des opinions et le débat public puissent s’exercer sans entrave. Or, dans notre société hyperconnectée, l’idée même que des médias de qualité disposant d’une vaste audience sont indispensables à l’idéal démocratique et à la cohésion sociale est ébranlée par les plateformes de médias sociaux qui captent les audiences. La presse, garante de la publicité des idées dans l’espace publique, est menacée par la toute puissance des algorithmes des géants du web qui agissent comme des gatekeepers en enfermant les individus dans des bulles de filtre, porte ouverte aux manoeuvres de désinformation.

Le phénomène est largement commenté, sans qu’émergent des solutions susceptibles d’infléchir l’érosion du lectorat des médias de qualité et la désagrégation progressive de l’écosystème médiatique ancré dans notre territoire.

Mais que vaudrait pour notre démocratie le journalisme de qualité, l’indépendance rédactionnelle, la diversité de l’offre, la prospérité économique des entreprises médiatiques, si seule une petite partie de la population était en mesure d’en bénéficier pleinement?

La qualité de l’information dans la théorie démocratique

Depuis une douzaine d’années, le Centre de recherche Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög) de l’Université de Zurich spécialisé dans la recherche sur les médias réalise des études très éclairantes sur l’évolution du système médiatique helvétique ainsi que des comportements des consommateurs et des consommatrices de nouvelles.

Pour évaluer les usages différenciés de la population et rendre compte de l’évolution des pratiques dans le temps, les chercheurs et chercheuses de l’Université de Zurich ont élaboré des schémas d’utilisation typique des médias qui permettent de prendre en compte à la fois la qualité et la variété des offres médiatiques (Classement de la qualité des médias 2018). Ces modèles, les «répertoires de nouvelles», sont des idéaux-types qui aident à comprendre les phénomènes de consommation des médias.

Les répertoires de nouvelles sont définis par le Centre de recherche fög comme la combinaison de différents médias que les destinataires utilisent pour s’informer. Ils révèlent les schémas d’utilisation typiques de nouvelles et leur évolution, ainsi que le niveau de qualité fournie au public.

La qualité des médias et de l’information diffusée est évaluée en fonction de leur capacité à servir avec efficience la fonction démocratique de la communication publique, dans l’esprit de l’idéal des Lumières. Les rôles principaux des médias sont, rappelons-le: la fonction d’intégration réalisée en traitant des sujets pertinents pour l’intérêt général dans l’optique de favoriser le dialogue entre des courants sociaux différents; la fonction de surveillance des institutions démocratiques et de leurs représentant-e-s; et la fonction de mise en relation des acteurs de la société. Du point de vue de la théorie démocratique, les médias doivent idéalement refléter la diversité des thèmes et des points de vue qui se font jour dans la société.

La part des personnes chroniquement sous-informées croît pour toutes les catégories d’âge

Les caractéristiques de l’information de qualité peuvent être définies comme suit: la pertinence des thématiques susceptibles d’avoir une influence sur la formation de l’opinion publique; la diversité des thèmes et des points de vue; la contextualisation des informations tant du point de vue des relations de cause à effet, que de leur interprétation et mise en perspective; et le professionnalisme des journalistes en matière d’objectivité et de transparence vis-à-vis des sources.

Augmentation continue des personnes sous-informées en Suisse

Les nouveaux médias et services numériques ont profondément modifié les possibilités de s’informer et de communiquer. Les études publiées par le Centre de recherche fög (Annales de la qualité des médias 2022) montrent qu’en une douzaine d’année, l’utilisation des médias numériques n’a cessé de progresser en Suisse au détriment des médias traditionnels, tandis que la population sous-informée et celle éloignée de l’information régionale augmentaient considérablement.

C’est ainsi que la part de la population suisse chroniquement sous-informée («indigents médiatiques») a atteint 38,5% en 2022, soit près du double du pourcentage de 2009, qui s’élevait à 21%. Ce répertoire se caractérise par le temps très limité consacré à l’actualité et un usage marqué des médias sociaux comme source principale d’information. Les personnes qui ont des habitudes de consommation de nouvelles qui se caractérisent par l’usage de médias internationaux, les plateformes en ligne et les médias sociaux («surfeur mondial») représentent 28% de la population en 2022, elles étaient 16% en 2009. Ensemble, ces deux profils très éloignés de l’actualité nationale et régionale réunissent aujourd’hui les deux tiers (66%) de la population suisse.

Dans le même temps, les trois répertoires de l’«ancien Monde» défini par le Centre de recherche fög passaient de 49% en 2009 à 23% en 2022. Quels schémas d’utilisation typique des médias concernent-ils? Le type «orientation régionale» regroupe les utilisateurs et les utilisatrices dont le répertoire de nouvelles est orienté vers la région. Ses sources d’information principales sont le journal régional par abonnement et la radio. Les offres en ligne, les médias sociaux et la presse gratuite pour pendulaires sont rarement utilisés. Le type «vieux monde et journaux à sensation» se caractérise par l’usage prépondérant de la télévision, de la radio et de la presse locale par abonnement, avec un goût particulier pour les journaux à sensation. Le répertoire «vieux monde et en ligne» se différencie du précédent par l’utilisation complémentaire des pages en ligne des médias classiques (radio, télévision, presse régionale), la principale source restant le journal par abonnement.

Le dernier répertoire, celui des «utilisateurs intensifs» correspond à l’idéal d’utilisation des médias de la théorie démocratique. Ce type se caractérise par le temps important investi pour s’informer de l’actualité politique, économique, culturelle et des faits de société au moyen d’une vaste gamme de médias qui comprend la radio, la télévision, des quotidiens régionaux et suprarégionaux, des hebdomadaires, ainsi que des médias disponibles uniquement en ligne (notamment de pure player indépendants telle que Bon pour la tête ou Republik) et des médias sociaux. Ce répertoire qui représente une part de la population d’une dizaine de pour-cent est resté stable tout au long de la décennie.

Cependant, la part des personnes chroniquement sous-informées croît pour toutes les catégories d’âge.

Consommation de nouvelles des digital natives pendant la dernière décade

«Les jeunes sont connectés en permanence, plus rien ne leur échappe». Ce sont des propos que l’on entend souvent dans les conversations de café du commerce. C’est un cliché tenace.

Pourtant, comme on peut s’y attendre, les tendances d’utilisation des médias d’information observées pour l’ensemble de la population suisse, sont particulièrement marquées chez les jeunes. C’est ce que révèle les statistiques inédites mises à ma disposition par les chercheurs du Centre de recherche fög.

La part des digital natives sous-informé-e-s a fortement augmenté au cours de la dernière décennie, tandis que l’audience des médias traditionnels s’effondrait. En effet, la part des personnes de 16 à 29 ans chroniquement sous-informées concerne plus de la moitié des jeunes depuis plusieurs années (53% aujourd’hui). Par ailleurs, l’augmentation de la part des digital natives qui utilisent les médias internationaux, les offres en ligne et les médias sociaux («surfeur mondial»), et qui sont donc peu intéressés par les nouvelles nationales, concerne maintenant un jeune sur quatre (26%). Ensemble ces deux profils de consommation des nouvelles concernent donc près de quatre jeunes sur cinq aujourd’hui, alors que leur part était d’un sur deux (47%) il y a douze ans. Dans le même temps, les répertoires de l’«ancien Monde» passaient de 41% en 2009 à 9% en 2022.

Ce phénomène est extrêmement préoccupant pour l’avenir de la presse d’information et de la démocratie en Suisse. Les actions de toute nature réalisées à l’intention des jeunes pour renverser ces tendances semblent avoir été totalement inopérantes.

Actuellement, la part des digital natives dont le répertoire de nouvelles est orienté vers la région («orientation régionale», 2,1%), l’usage prépondérant de la télévision, la radio, la presse locale par abonnement, avec un goût particulier pour les journaux à sensation («vieux monde et journaux à sensation», 4,5%), ainsi que l’usage des pages en ligne des médias classiques (radio, télévision, presse régionale) et le journal par abonnement («vieux monde et en ligne», 2,3%) réunissent des audiences insignifiantes, qui totalisent moins de 10% et sont en baisse constante.

On peut relever cependant que la part des personnes jeunes (16-29 ans) qui font un usage intensif et varié de médias de toute nature s’est maintenu à une dizaine de pour-cent, à l’instar de la population plus âgée.

A noter qu’à partir de 2017, l’offre de médias pris en compte dans les enquêtes fög a été élargi ce qui modifie quelque peu les statistiques.

A partir de 2019, on observe une tendance à la baisse de la part des personnes sous-informées et une augmentation de la part du répertoire privilégiant les médias internationaux et les réseaux sociaux («surfeur mondial») chez les digital natives. On peut se demander si la crise sanitaire due à la pandémie du Covid-19 n’a pas poussé plus de jeunes à rechercher de l’information en ligne, ce qui expliquerait ce phénomène. L’infléchissement de la courbe est cependant faible, puisqu’il n’est que d’environ 2 points. Ce phénomène n’est pas observé chez les personnes plus âgées, où la part des personnes sous-informées continue à progresser régulièrement.

Mais cette légère baisse de la part des digital natives sous-informés est-elle observable tant en Suisse alémanique qu’en Suisse romande?

Dissemblance des usages des jeunes en Suisse romande et en Suisse alémanique

Non, les données inédites des enquêtes du Centre de recherche fög mises à ma disposition permettent de mettre en évidence des comportements notablement différents des digital natives en matière de consommation d’information dans les deux grandes régions linguistiques du pays pendant la dernière décennie.

On constate une tendance plus marquée à la sous-information des jeunes en Suisse alémanique jusqu’en 2019/2020 (les cohortes étant moins nombreuses les données de deux années ont été agrégées), alors que parallèlement, à cette même période, la part du répertoire des «surfeur mondial» a augmenté. On peut faire l’hypothèse que les jeunes suisses alémaniques ont probablement cherché davantage à s’informer en ligne pendant la pandémie du Covid-19 que les Romands. Cette tendance n’est pas observable chez les jeunes de Suisse romande où l’on constate depuis 2017/2018 un fléchissement de la part du répertoire «surfeur mondial», tandis que celle des «indigents médiatiques» continue à croître régulièrement. On observe donc une inversion des courbes de tendance dans les deux régions linguistiques.

En revanche, on constate tout au long de la période une légère tendance à l’augmentation de la part des jeunes Suisses romands qui utilisent avec intensité un très large éventail de médias, qui se situe à 2 à 3 points de plus que la part des Suisses alémaniques.

En ce qui concerne les répertoires du «vieux monde», à partir d’une situation très contrastée en 2009/2020 selon les régions linguistiques, on peut constater que la part de ces répertoires est aujourd’hui très faible chez tous les jeunes et en baisse constante, respectivement 12% en Suisse romande et 9% en Suisse alémanique (2021/2022).

Le smartphone est le principal appareil utilisé pour s’informer des jeunes, mais combien de temps est-il consacré à cette activité nomade?

Durée consacrée quotidiennement à l’actualité via le smartphone

Un sondage publié par le Centre de recherche fög sur l’usage des appareils mobiles pour s’informer de jeunes adultes de 19 à 24 ans vivant en Suisse révèle que la consommation de nouvelles est remarquablement faibles pour la plupart des personnes du panel. En effet, l’enquête montre que la moitié de l’échantillon des personnes sélectionnées a consulté des nouvelles pendant moins de 4 minutes quotidiennement. Les hommes ont consommé en moyenne 10,7 minutes de nouvelles par jour et les femmes 5,4 minutes.

C’est le résultat d’une enquête réalisée peu avant la votation populaire de septembre 2021 auprès de 304 participant-e-s recrutées par le moyen de publicités postées sur les réseaux sociaux. En raison de la procédure de recrutement, le groupe des participant-e-s n’est pas représentatif de la population cible (femmes 66%, hommes 34%, surreprésentation des personnes en formation), cependant cette étude donne des indications intéressantes sur les pratiques médiatiques des jeunes adultes en Suisse.

Les personnes participantes avaient donné leur accord pour que leur trafic de données soit enregistré pendant quatre semaines. 94% des personnes du panel ont indiqué qu’elles s’informaient très souvent sur des sujets d’actualité avec leur smartphone, mais comme les entretiens subséquents ont permis de le préciser, les participant-e-s de l’échantillon n’utilisent pas forcément les médias journalistiques pour s’informer. La sous-information chronique de la majorité des jeunes adultes constitue un problème potentiel rappelé par les auteurs de cette étude.

Comment développer le goût pour l’information de qualité?

La démocratie suisse peut-elle survivre à l’augmentation continue de la part des personnes chroniquement sous-informées? La question n’est pas si absurde qu’il n’y paraît, car ce sont les jeunes qui devraient naturellement renouveler le public des médias. Or aujourd’hui les quatre cinquièmes des digital natives sont très éloignés du journalisme d’information.

Peut-on continuer à laisser la démocratie être engloutie par les flux de l’info-divertissement et des nouvelles douteuses sélectionnés par les algorithmes de recommandation?

L’intérêt pour l’information de qualité est tout d’abord une affaire de goût, de manière d’être, d’habitude. Un ensemble de dispositions, profondément intériorisées, qui se construisent socialement dès le plus jeune âge. Celles et ceux qui cherchent des solutions pour renverser la tendance à l’érosion de l’audience du journalisme d’information en Suisse romande ne semblent pas l’avoir compris.

Le goût pour l’information de qualité, et la capacité critique qui l’accompagne, est le résultat d’un apprentissage. Le système éducatif a une grande responsabilité dans la construction de ces dispositions. L’école publique, qui accueille tous les enfants pendant de longues années, constitue le lieu privilégié pour développer progressivement leur goût pour l’information des médias de qualité et pour leur inculquer de bonnes pratiques informationnelles.

Les actions ponctuelles de sensibilisation ne sauraient répondre au défi représenté par les transformations rapides et massives des comportements d’information. Pour renverser cette tendance, il faudrait mettre en place tout un système de mesures raisonnées et articulées, englobant tout le cursus scolaire, dans le but d’instaurer une culture de l’information de qualité.

Il s’agit d’abord d’infléchir les goûts, les habitudes, les styles de vie, de tous les jeunes en formation de manière durable. Pour réaliser cet objectif, c’est simple, il faut intégrer l’usage des médias d’information dans les activités scolaires quotidiennes en l’accompagnant de la nécessaire éducation méthodique aux médias, en dotant chaque élève de son terminal connecté personnel (tablette, smartphone).

De la mise en oeuvre d’actions éducatives pertinentes, poursuivies avec persévérance, dépend l’avenir des médias d’information qui sont nécessaires au fonctionnement de notre société démocratique.

Remerciements aux chercheurs du Centre de recherche fög pour l’extraction de données réalisée à mon intention.


Références
> Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög), Universität Zürich.
> Mark Eisenegger, Lucie Hauser, Jörg Schneider, Philipp Bachmann, Diana Ingenhoff, CQM-18 – Classement de la qualité des médias 2018, Zurich: Neidhart + Schön AG, 2018.
> Jahrbuch Qualität der Medien 2022, Schwabe Verlag, Basel, und Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög), Universität Zürich, 2022.
> Daniel Vogler, Morley Weston, Quirin Ryffel, Adrian Rauchfleisch, Pascal Jürgens, Mark Eisenegger, Lisa Schwaiger, Urs Christen, Jahrbuch Qualität der Medien Studie 1/2022 – Mobile Mediennutzung und politisches Wissen von jungen Erwachsenen, Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög), Universität Zürich, 2022.
Les sites et documents ont été consultés le 21 février 2023


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Danger ! Les médias d’information ont perdu le public des digital natives», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 21 février 2023, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/danger-les-medias-information-ont-perdu-le-public-des-digital-natives


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias