L’éducation aux médias a besoin de lobbyistes

Des compétences médias sont indispensables tant dans la vie quotidienne que professionnelle. Les politiciens et les politiciennes qui ont un rôle fondamental à jouer pour orienter la politique de l’éducation et de la formation ne sont souvent pas très au clair en la matière. Pour exercer leurs prérogatives, les parlementaires ont besoin d’information de qualité, riche et pertinente. Pourtant, il n’existe pas de groupe d’intérêt ou d’organisation susceptible d’exercer une influence déterminante sur le débat publique et sur les décisions politiques en matière d’éducation aux médias. Dans l’intérêt général il serait opportun de créer un réseau de lobbyistes s’appuyant sur un think tank.

La vague de numérisation de tous les domaines s’étend à grande vitesse. Son corollaire, la transformation rapide des formes de communication médiatisées et les comportements adoptés par une large partie de la population menacent de dislocation notre société. Crise des médias d’information, manipulations de l’opinion publique, dépendance aux écrans connectés, désintégration de la sphère privée, marchandisation des données personnelles, communication pilotée par des algorithmes… sont quelques-uns des défis auxquels nous devons faire face.

Pour pouvoir appréhender et utiliser les médias numériques de manière critique et créative, la population a besoin de connaissances de base. Les principaux acteurs du monde politique et social conviennent aujourd’hui que des compétences médias (littératie médiatique et numérique) sont indispensables tant dans la vie quotidienne que professionnelle, dès le plus jeune âge et tout au long de la vie.

Le numérique est un défi immense pour le système éducatif suisse. Pour faire face à l’accélération de la numérisation de la société, la Confédération, les gouvernements cantonaux, les milieux économiques et les institutions les plus diverses publient tour à tour leurs visions, plans et stratégies. Plusieurs de ces documents sont tout à fait remarquables. Cependant, si les autorités et institutions politiques communiquent volontiers sur leurs projets d’éducation numérique, elles ne sont pas très prolixes sur les résultats effectivement atteints. L’observateur attentif du paysage éducatif suisse peut avoir de sérieux doutes sur l’efficacité de la mise en oeuvre de nombre de ces projets sur le terrain. Les informations disponibles sont alarmantes. Deux exemples. Les études de l’Office fédéral de la statistique montrent que la fracture numérique des usages et des compétences ne se réduit pas 20 ans après la publication par le Conseil fédéral de sa «stratégie pour une société de l’information en Suisse». En effet, le gouvernement préconisait déjà en 1998 l’alphabétisation numérique de toute la population. L’institut de recherche fög de l’Université de Zurich (Annales 2018 sur la qualité des médias) a mis en évidence la croissance constante de la part des personnes sous-informées («indigents médiatiques») qui représente aujourd’hui 36% de la population suisse, alors qu’elles étaient encore 21% il y a une décennie. Chez les jeunes (16-29 ans) elle atteint 53%.

Les députés et les députées n’ont pas une connaissance suffisante en la matière pour exercer efficacement leur droit d’initiative ainsi que de contrôle sur les réalisations de leur gouvernement et de son administration.

Dans notre démocratie, les partis et leurs élu-e-s ont bien évidemment un rôle fondamental à jouer pour orienter la politique de l’éducation et de la formation en exerçant leurs prérogatives. Force est de constater que les politiciens et les politiciennes ne connaissent souvent pas bien les objectifs et les contenus de l’éducation aux médias et à l’information, pourtant essentielle dans notre société. Cela se révèle particulièrement au niveau cantonal. Il suffit de lire nombre de postulats, motions et interpellations présentées dans les parlements cantonaux romands sur ce thème pour constater que les députés et les députées n’ont pas une connaissance suffisante en la matière pour exercer efficacement leur droit d’initiative ainsi que de contrôle sur les réalisations de leur gouvernement et de son administration. C’est compréhensible, les parlementaires ne peuvent pas avoir des connaissances pointues de tous les dossiers. C’est pourquoi il est nécessaire que de l’information de qualité, riche et pertinente leur soit proposée.

En Suisse, de très puissants groupes d’intérêts ne se privent pas pour exercer une influence souvent décisive sur le débat public et sur les décisions politiques par des actions de lobbyisme: financement de laboratoires d’idées (think tanks), organisation d’événements, utilisation par des agences de communication de toute la panoplie des moyens d’influence disponibles. Si les associations professionnelles du secteur des technologies de l’information et de l’internet disposent de puissants lobbies pour défendre leur point de vue sur la numérisation, il n’existe pas de groupe d’intérêt ou d’organisation susceptible d’exercer une influence déterminante sur le débat publique et sur les décisions politiques en matière d’éducation aux médias en Suisse romande. Ni spécifiquement dédié à cette tâche au niveau national d’ailleurs. A Berne, sur les 157 intergroupes parlementaires répertoriés en septembre 2019, aucun ne concerne directement ce thème pourtant essentiel pour notre démocratie. C’est pourquoi il est urgent de créer des instruments de réflexion et d’influence indépendants pour soutenir le pilotage des politiques de développement des compétences médias de toute la population, à l’école et tout au long de la vie. Il en va de l’intérêt général. L’éducation aux médias et à l’information a besoin de lobbyistes.

(Lire mon article: «Un think tank pour l’éducation aux médias et à l’information», 2 février 2021.)


Références
> Utilisation d’internet, Office fédéral de la statistique (OFS).
> Annales qualité des médias Schweiz Suisse Svizzera – Constats principaux 2018, fög – Forschungsinstitut Öffentlichkeit und Gesellschaft / Universität Zürich.
> Intergroupes parlementaires (Art. 63 LParl), Services du Parlement, 9 septembre 2019.

Les sites et documents ont été consultés le 25 novembre 2019.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «L’éducation aux médias a besoin de lobbyistes», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 25 novembre 2019, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/leducation-aux-medias-a-besoin-de-lobbyistes


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias