La Poste, acteur de la réduction de la fracture numérique?

Suisse numérique • La Poste veut réduire le nombre de ses offices et se tourne vers les robots pour acheminer les colis. Dans le même temps, la fracture numérique ne diminue que très lentement en Suisse. Le réseau postal pourrait être mis à profit pour offrir des services d’aide et de formation de proximité sur la base d’un concept unique proposé partout.

La Poste s’est engagée une restructuration de son réseau qui soulève de vives inquiétudes en Suisse. On ne compte plus les protestations et les pétitions. Les offices de poste «traditionnels» devraient passer de 1320 en 2016 à 800-900 en 2020. Selon ce plan, 450 bureaux de poste seraient fermés d’ici trois ans (un sur trois) et remplacés par autant d’«agences postales», c’est-à-dire des points de vente situés chez des partenaires indépendants (épiceries de village, boulangeries), dans les locaux des administrations communales et des offices du tourisme. Effet, une diminution des prestations.

L’entreprise justifie cette restructuration par le développement du numérique qui a transformé les habitudes de la clientèle (usages de l’internet pour communiquer et effectuer des paiements) et les nouvelles possibilités d’automatisation des processus. La Poste mise sur la robotisation: véhicules automatiques et drones pour la livraison de colis, navette autonome sans chauffeur (SmartShuttle de Carpostal), assistants virtuels pour dialoguer avec la clientèle (chatbots, robots logiciels). Les systèmes à fonctionnement autonome «représentent un élément essentiel de la stratégie en matière d’innovation», communique La Poste.

Après avoir transformé les offices de postes en boutiques (de la vente d’articles de voyage aux billets de loterie), la direction de l’entreprise publique développe l’automatisation des processus et externalise les services. Les habituelles recettes pour réaliser des gains de productivité. Toutes les pistes pour renouveler et élargir les prestations offertes ont-elles été étudiées pour répondre aux besoins de la population? Pourquoi ne pas profiter du fantastique réseau de bureaux présents dans les quartiers et les villages les plus reculés du pays pour développer de nouveaux concepts reposant sur la relation de proximité? L’entreprise publique bénéficie, encore, d’un immense capital de sympathie. Une partie de sa clientèle n’est pas prête à utiliser les automates et les applications numériques en ligne. La poste est bien placée pour les convaincre et les accompagner.

C’est l’intérêt de l’économie, de La Poste en particulier, d’avoir des client-e-s capables d’utiliser les services numériques de manière appropriée. La quasi totalité de la population est connectée, mais ce n’est pas suffisant. Des millions de personnes sont concernées en Suisse par le manque de compétences numériques, pas seulement les personnes peu formées en recherche d’emploi, les travailleurs et travailleuses plus âgé-e-s, les personnes handicapées et les migrant-e-s.

En outre, les inégalités en matière d’usages du numérique menacent à terme la cohésion de la société. Les projets actuels d’«inclusion numérique» sont tout à fait insuffisants. La Poste pourrait contribuer à combler la fracture numérique des usages.

Les compétences médiatiques et numériques font aujourd’hui partie de la culture générale. Cependant, ces compétences sont très insuffisantes chez une large partie de la population. L’utilisation d’internet varie fortement selon l’âge, mais aussi ce que l’on sait moins selon le revenu et la formation. C’est ainsi que 44% des personnes de revenu modeste et 30% des personnes dont le niveau d’étude ne dépasse pas l’école obligatoire n’utilisent pas internet régulièrement (OFS).

En matière de savoir-faire, la situation est particulièrement problématique. L’Office fédéral de la statistique (OFS) a conçu un indice de compétence internet qui est fonction du nombre d’activités réalisées en ligne parmi un choix de six usages de base (lire mon article «e-inclusion: va-t-on y arriver?»). Le pourcentage de personnes disposant d’expérience dans trois des six usages de base retenus (calculé à mon intention par l’OFS), soit des «compétences internet moyennes», ne dépasse jamais 50% de la population, le pic étant atteint chez les 25-34 ans, pour décliner fortement chez les personnes âgées de 45 ans et plus. La courbe est encore plus marquée pour l’indice «compétences internet élevées» (cinq sur six usages de base), seule une personne sur cinq en disposerait dans la tranche d’âge 45-54 ans pour tendre rapidement vers zéro après 65 ans. Les jeunes en formation ou qui viennent d’entrer sur le marché du travail (15-24 ans), qualifiés volontiers de «natifs numériques», sont plus de la moitié à ne pas avoir atteint le niveau des trois usages de base. Inquiétant pour un pays dont on vante volontiers le système de formation.

Près de 60% de la population de plus de 15 ans ne disposerait pas de «compétences internet moyennes» selon les projections de l’OFS, soit 4 millions de personnes! A l’heure où le Conseil fédéral lance son plan Stratégie «Suisse numérique», il est temps de réfléchir à des dispositifs de formation permettant de changer d’échelle en multipliant les offres en ligne, cela va de soi, mais surtout de proximité.

Le réseau postal très dense permettrait de créer des lieux de proximité, en partenariat avec d’autres entreprises, les communes, les bibliothèques, et le tissu associatif, donnant la possibilité à toutes et à tous de développer et de mettre à jour leur culture numérique. Pour ce faire, il faudrait aussi former des personnes compétentes (médiateurs et médiatrices numériques) capables d’assurer des tâches d’accompagnement et de formation de différents publics. Des modèles existent dans le monde, les Espaces publiques numériques (EPN) en France ou le réseau Community Resource Network en Australie.

Ce concept pourrait être étudié dans le cadre de la stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral.


Références
> Le réseau postal du futur: plus de prestations et encore plus de points d’accès, communication du 23.06.2017, La Poste.
> La Poste à l’heure des grands changements – Cap sur l’ère numérique, 18.5.2016, La Poste.
> Société de l’information, Utilisation d’internet (évolution 1997-2016), Office fédéral de la statistique.
Les sites et documents ont été consultés le 4 juillet 2017.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «La Poste, acteur de la réduction de la fracture numérique?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 4 juillet 2017, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/la-poste-acteur-de-la-reduction-de-la-fracture-numerique


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias