L’éducation aux médias au défi de l’éducation numérique

Dix après l’introduction de l’éducation aux médias (MITIC) dans le Plan d’études romand, où en est l’école? Dans les faits, on l’ignore souvent, ce programme n’a été appliqué que de manière très lacunaire. Pourtant, il est indispensable que l’école encadre les jeunes à faire le meilleur usage possible des appareils connectés, maintenant, dans leur vie quotidienne. Il est à craindre que le nouveau Plan en faveur de l’éducation numérique ne puisse pas atteindre ses objectifs.

Alors que le Covid-19 est au centre des préoccupations de la rentrée scolaire, il faut se demander si les élèves sont correctement préparés pour faire face aux infodémies et prendre part de manière réfléchie à la «vie connectée». Aujourd’hui, très tôt, les jeunes sont exposés aux fake news et participent à les propager. Comme le coronavirus, fausses informations et opinions toutes faites se propagent de proche en proche, d’individu à individu. Photographies et vidéos en sont souvent le support. Par leur capacité à susciter des émotions et leur pouvoir évocateur sans pareil, les images contribuent à imposer des représentations, des manières d’être et poussent à des conduites impulsives. Il est essentiel que les jeunes acquièrent les moyens d’instaurer une distance critique avec les informations de toute nature. L’école doit leur donner les moyens de se protéger.

Une décennie perdue?

Quand le système éducatif romand procurera-t-il de manière méthodique et systématique l’éducation aux médias et à l’information à l’ensemble des élèves? C’est une question que l’on doit se poser une décennie après l’introduction en 2011 de la formation générale aux Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) dans le Plan d’études romand (PER), alors que le nouveau Plan d’action en faveur de l’éducation numérique a été lancé. En effet, depuis la rentrée 2013, l’ensemble du corps enseignant est censé enseigner, de la 1re à la 11e année, des aspects d’éducation aux médias ainsi que d’encadrer l’utilisation par les élèves des outils multimédias en classe. Au coeur du programme, le développement progressif de l’esprit critique des enfants et leur capacité à décoder la mise en scène des contenus médiatiques.

Dans les faits, on l’ignore souvent, ce programme n’a été appliqué que de manière très lacunaire. Un article publié dans le bulletin de janvier 2020 de la Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) en témoigne: «c’est un petit miracle qu’il trouve à produire quelques fruits méritoires, dont l’étalage sert de paravent commode pour masquer la froide réalité du terrain scolaire: inertie jalonnée d’imprégnations ponctuelles et sans lendemain». Le constat est sans appel. Un tel enseignement transversal ne pouvait pas réussir sans que l’ensemble du corps enseignant puisse bénéficier d’une formation spécifique en la matière (recyclage). Le risque est grand que le nouveau Plan en faveur de l’éducation numérique de l’école romande ne tienne pas ses promesses pour la même raison.

96% des enfants de 12-13 ans possèdent un smartphone qui est utilisé quotidiennement pendant plus de 3 heures la semaine et 5 heures le week-end

La nécessité de procurer à tous les enfants une éducation aux médias est patent dès l’école primaire. Non seulement pour les préparer à la société de demain, comme on le lit souvent dans les argumentaires des autorités, mais pour apprendre et leur permettre de faire le meilleur usage possible des appareils connectés, maintenant, dans leur vie quotidienne. En effet, aujourd’hui, 96% des enfants de 12-13 ans possèdent un smartphone qui est utilisé quotidiennement pendant plus de 3 heures la semaine et 5 heures le week-end par plus de la moitié d’entre eux/elles (étude JAMES 2020). Leurs principaux moyens de s’informer à cet âge? C’est sans surprise les moteurs de recherche (74%), les réseaux sociaux (71%) et les portails vidéo (70%). En une décennie, la part des «indigents médiatiques» (personnes chroniquement sous-informées) chez les jeunes adultes (16-29 ans) a passé de 32% en 2009 à 55% en 2020 (fög). Cette tendance pernicieuse pour le fonctionnement de notre démocratie pourra-t-elle être infléchie?

Plan en faveur de l’éducation numérique

En mars 2021, le Plan d’études romand (PER) a été révisé pour intégrer la culture informatique dans le cursus des études, à l’instar du Lehrplan 21 en Suisse alémanique. Le nouveau domaine disciplinaire, nommé Education numérique, comprend trois dimensions: les usages des outils numériques, l’éducation aux médias et la science informatique. Cet enseignement sera étendu à toutes les filières du secondaire II, tant de la formation générale que de la formation professionnelle initiale. Son but? Assurer la généralisation de connaissances et de compétences numériques à tous les élèves dans les cinq ans.

L’objectif est louable mais semble d’ores et déjà impossible à atteindre partout en Suisse romande tant les visions des parties prenantes divergent et les moyens paraissent insuffisants. Un exemple des difficultés à la mise en oeuvre de ce plan concerne l’équipement informatique des écoles (wifi, tableaux blancs interactifs, ordinateurs ou tablettes) qui est fréquemment du ressort des communes, dont les ressources financières et la vision peuvent grandement différer. Le monde politique qui est appelé à prendre les décisions manque souvent de connaissances adéquates en la matière, alors que des mouvements anti-écrans influencent les politiques éducatives et parfois bloquent leur réalisation. Par ailleurs, la science informatique récemment introduite dans le cursus, rencontre un grand engouement qui risque fort de faire passer l’éducation aux médias au second plan. Il est donc à craindre que la mise en oeuvre de ce projet complexe ne s’enlise. Principal point d’achoppement, la formation du corps enseignant dont les moyens sont notoirement insuffisants tant dans la formation initiale que continue.


Références
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Formation générale (FG) – MITIC, Visées prioritaires.
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), La CIIP se donne un «Plan d’action en faveur de l’éducation numérique», communiqué de presse du 6 décembre 2018.
> Christian Georges et Anne Bourgoz, L’éducation aux médias, pour renforcer la distance critique des élèves, Bulletin CIIP No 5 – janvier 2020: Vers une éducation numérique, Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), p. 20-22.
> Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Le plan d’études romand s’enrichit de l’éducation numérique, communiqué de presse du 22 avril 2021.
> J. Bernath, L. Suter, L. Waller, C. Külling, I. Willemse & D. Süss, JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse 2020, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW), Zürich, 2020.
Les sites et documents ont été consultés le 28 octobre 2021


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «L’éducation aux médias au défi de l’éducation numérique», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 28 octobre 2021, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/education-aux-medias-au-defi-de-education-numerique


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Education aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Education numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias