La banalisation des usages conversationnels de l’image et de l’IA générative rappelle la nécessité d’une culture visuelle partagée. Les images sont le vecteur privilégié d’intox. La population n’a pas été initiée au décryptage des images, compétence clé pour distinguer le réel de ses représentations, le vrai du faux. Dans notre société médiatique, l’éducation à l’image devrait être intégrée dans tous les dispositifs éducatifs et de formation, dès l’âge préscolaire et tout au long de la vie. On en est loin.
L’image et la vidéo sont au coeur de notre vie quotidienne. Support de mémoire, moyen de s’informer, de se divertir, d’apprendre, de communiquer, les images sont aisées à réaliser, à reproduire et à diffuser. Avec la généralisation du smartphone, le visionnage d’images et de vidéos, la capture des faits du quotidien, souvent immédiatement partagés, scandent la vie de tout un chacun, en tous lieux et en tout temps, dans la plus grande insouciance.
Des images de l’actualité à l’exposition de l’intimité, en passant par les productions des industries culturelles et la publicité, nous sommes exposés à une profusion d’images de toute nature qui façonnent notre représentation du monde, nos rêves, nos comportements, nos valeurs, nos actes. Les images ne sont pas neutres, elles participent à construire le réel. Elles ne font pas que montrer et représenter, elles ont des effets.
La majeure partie de la population n’a pas été initiée au décryptage des images et à une réflexion critique sur leurs usages via les réseaux sociaux. C’est vrai aussi des jeunes au sortir du système éducatif.
Les réseaux sociaux, vecteur des usages conversationnels des images
La possibilité donnée à tout le monde de produire, de diffuser et de consulter des images en temps réel sur les réseaux sociaux expose les individus connectés à des flux d’images qui se renouvellent constamment.
Longue est la liste des usages et des fonctions des images. Elles peuvent être utilisées pour témoigner, émouvoir, convaincre, induire en erreur, nuire à des individus, mais aussi converser. L’échange d’images et la discussion vidéo (vidéoconférence, vidéobavardage) sont un moyen puissant d’échanger des informations, mais aussi de maintenir et de développer des liens sociaux. Pendant longtemps, avant l’avènement de la communication visuelle médiatisée instantanée, la carte postale illustrée a eu cette fonction de mise en relation, de contact, et de renforcement des liens de sociabilité.
La popularisation de l’usage des smartphones et des réseaux sociaux a permis le développement généralisé des «usages conversationnels» de l’image. Comme l’a mis en évidence André Gunthert («L’image conversationnelle», 2014), l’appropriation des usages de l’image par tout un chacun a donné à l’image «l’universalité d’un langage», ajoutant que «les formes visuelles sont devenues un embrayeur puissant des conversations privées et publiques». Ainsi les images peuvent constituer par leur contenu un appel à engager une conversation, laquelle pourra prendre la forme d’échanges de photographies ou de vidéos. Par la reprise d’un motif thématique abondamment décliné et déformé de manière souvent parodique, les mèmes sont l’exemple emblématique de cette conversation généralisée sur l’Internet.
Aux usages conversationnels de l’image, les images synthétiques fabriquées par l’IA générative accroissent les enjeux éthiques de la circulation des images.
Avènement des services d’intelligence artificielle (IA) pour le grand public
Après deux siècles de règne de la photographie et d’autres procédés apparentés, l’avènement de l’utilisation des techniques d’intelligence artificielle (IA) pour fabriquer des images accroit le besoin de connaissances sur celles-ci et d’une culture visuelle élargie.
La production d’images qui ne sont ni réalisées directement par un individu (dessin, peinture, tapisserie), ni captées par l’exposition d’un support sensible au moyen d’appareils dédiés (photographie, radiographie), mais fabriquées à partir de très grandes quantités de données traitées par des programmes informatiques (IA générative) constitue une rupture civilisationnelle dont on n’a pas encore pris toute la mesure.
Les images et vidéos synthétiques, truquées ou détournées sont un moyen puissant de tromper et de manipuler l’opinion publique. Il est devenu beaucoup plus difficile de discerner le vrai du faux. C’est pourquoi, dans un contexte de désinformation et de cyberguerre, les capacités de la population à sélectionner des sources de nouvelles sûres et à analyser les informations textuelles et visuelles qui leur parviennent par tous les canaux sont un enjeu crucial aujourd’hui pour notre société.
Les techniques d’intelligence artificielle (IA), en particulier les algorithmes de l’IA générative, qui permettent de corriger, de compléter, de transformer et de produire des images fixes ou animées et des bandes sonores à partir d’instructions (prompt), sont devenues courantes et sont en passe de supplanter les créateurs et les créatrices dans tous les domaines.
Dans le champ médiatique, la presse et les médias d’information ont de plus en plus recourt à l’IA générative pour produire divers contenus, notamment des documents visuels et sonores qui induisent un fort effet de réel. L’organisation NewsGuard a alerté récemment sur la prolifération de plateformes d’actualité entièrement alimentées par des machines, tandis que Médecins sans frontières (MSF) mettait en garde sur les images de très haute définition qui alimentent les médias sociaux de faux de plus en plus vraisemblables (Le Temps).
Outre les médias, l’usage par le grand public d’outils d’IA générative permettant de produire des images fixes et des vidéos de synthèse réalistes (Midjourney, ChatGPT, Gemini), non plus à partir d’un capteur photosensible mais d’algorithmes et d’un stock de données, nécessite de repenser les finalités épistémologiques, éthiques et pédagogiques de l’éducation aux médias et à l’information.
L’éducation à l’image, domaine clé de l’éducation aux médias numériques
Questionner les représentations du réel est au fondement d’une citoyenneté éclairée. Pour ne pas être trompé par les images, il faut apprendre à les décoder, à les interpréter, et à les critiquer en tenant compte du contexte de communication. Décrypter les images constitue le b.a.-ba de l’éducation aux médias.
Les politiques publiques devraient porter une attention particulière à ce que l’ensemble de la population, non seulement les jeunes, acquièrent les moyens d’analyser de manière critique les images et les contenus audiovisuels de toute nature.
La facilité de produire et de diffuser des images et des contenus audiovisuels manipulés ou créés de toute pièce (deepfake) par le moyen d’applications reposant sur les techniques de l’intelligence artificielle met en évidence la fragilité d’une société dont la population manque cruellement de culture audiovisuelle et de compétences médiatiques élémentaires, alors que les gatekeepers professionnels (presse, médias de service public) sont remplacés par les filtres des algorithmes des géants du numériques.
Les institutions d’accueil de la petite enfance, l’école et les établissements de formation professionnelle ont un rôle capital à jouer pour éduquer aux images et à l’audiovisuel. Cela passe notamment par l’acquisition par les élèves de connaissances et de méthodes spécifiques développées graduellement et méthodiquement pendant toute la scolarité, en s’appuyant sur la réalisation de travaux pratiques. Souvent invoquée, mais peu appliquée, la pédagogie des images doit être placée au centre de l’éducation aux médias numériques.
La formation à l’image du corps enseignant ainsi que des personnels éducatifs des institutions d’accueil de la petite enfance et d’animation socioculturelle est évidemment essentielle au développement des politiques publiques en la matière. Les personnels de direction et les chef-fes de projet devraient disposer d’un solide bagage en la matière, cela va de soi.
La population suisse, bien connectée et grande utilisatrice des outils et services numériques, est cependant mal préparée. Rares sont aujourd’hui celles et ceux qui ont pris conscience des pouvoirs de l’image et ont développé une attitude critique tout en disposant de méthodes et de moyens d’analyse appropriés.
De récentes enquêtes montrent que les compétences médiatiques sont très mal distribuées en Suisse.
Manque de compétences médiatiques de la population suisse
L’Office fédéral de la statistique (OFS) a réalisé des enquêtes sur «l’information et la littératie des données». En 2023, un quart seulement des répondant-es (26%) ont indiqué «Contrôler la véracité du contenu d’information de sites d’information ou de réseaux sociaux». La proportion varie grandement selon l’âge. C’est ainsi que 37% des 15-29 ans seulement ont déclaré effectuer un tel contrôle. Les personnes plus âgées sont encore moins nombreuses, 28% des 30-59 ans et 14% des 60 ans et plus ont indiqué le faire. Le contrôle de la véracité du contenu des plateformes d’information et d’échange est moins fréquent chez les femmes (23%) que chez les hommes (29%) et, sans surprise, plus répandu chez les personnes qui disposent d’un niveau de formation tertiaire (32%) que d’un niveau secondaire II (20%) ou sans formation post-obligatoire (13%).
La première étude sur les compétences médiatiques de la population suisse commanditée par l’Office fédéral de la communication (OFCOM) a mis en évidence le faible niveau atteint. Cette enquête réalisée par l’institut Politools, publiée en 2022, a révélé que les personnes interrogées ont été nombreuses à ne pas faire la différence entre une information et une publicité ou un commentaire. Les résultats de cette étude sont très inquiétants. En Suisse romande, 83% des personnes interrogées ont un faible niveau de compétences médiatiques (68% en Suisse alémanique). Les jeunes 18-29 ans sont seulement 12% à disposer de compétences médiatiques moyennes ou élevées (36% en Suisse alémanique). Le score le plus faible selon la catégorie d’âge.
(Lire mon article: «Première évaluation des compétences médias de la population suisse», 13 février 2025.)
Si l’enquête ne portait pas spécifiquement sur les savoir-faire pour décrypter des images, une grande partie du questionnaire mobilisait des compétences de littératie médiatique multimodale, c’est-à-dire la capacité d’interpréter en contexte communicationnel des éléments de contenus à partir de codes et modes linguistiques, visuels et sonores combinés. En effet, les données relatives à un grand nombre de questions étaient fournies par des copies d’écran comportant des photographies, des logotypes et des pictogrammes, ce qui implique une familiarité avec l’espace numérique de l’information en Suisse et la capacité à interpréter les codes visuels des documents fournis.
Eduquer et former pour lutter contre l’«analphabétisme» de l’image
László Moholy-Nagy (photographe et théoricien) a déclaré en 1927 que «l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie», se risquant à prédire que «la photographie deviendra dans un futur proche une branche d’enseignement au même titre que l’abc et le deux-plus-deux». On en est loin. Il est temps que les rudiments de la «grammaire» des images et de l’audiovisuel soient systématiquement enseignés tout au long de la vie par des professionnel-les bien préparé-es.
Culture visuelle, maîtrise des codes visuels (et sonores) et compréhension du rôle des images constituent une base essentielle pour exercer sa citoyenneté dans notre société médiatique.
Les recommandations du séminaire de Chaumont sur la place de l’éducation aux médias audiovisuels dans les plans d’études
La nécessité de l’éducation à l’image et aux médias audiovisuels n’est pas nouvelle en Suisse romande. Il y a plus de trente ans, en 1993, un séminaire international a réuni à Chaumont (Neuchâtel) plus de 70 expert-es de toute l’Europe et du Canada (dont une trentaine de Suisse) pour réfléchir à la place de l’éducation aux médias audiovisuels dans les plans d’études. Ce colloque qui était organisé par le Groupe de travail romand et tessinois de l’audiovisuel à l’école (GRAVE) a publié des recommandations sur la mission éducative et formative de l’éducation aux médias et sa nécessaire intégration dans les cursus depuis le préscolaire et primaire, jusqu’au secondaire II et à la formation professionnelle.
En 1993, n’existaient ni l’Internet, ni les smartphones, ni les réseaux sociaux, mais les thèses et recommandations sur les finalités, les objectifs et les moyens de l’éducation à la communication médiatisée restent tout-à-fait pertinentes.
Il vaut la peine de présenter quelques extraits de ces recommandations transmises au Conseil de l’Europe et qui ont inspiré la conception de programmes de formation à Genève, particulièrement actif en la matière (Formation image et médias en 1998, par exemple), et en Suisse romande.
(Lire mon article: «La Formation image et médias, modèle d’une formation de base du corps enseignant», 23 mai 2022.)
La place des médias dans la société contemporaine et la rupture civilisationnelle en cours est évoquée en préambule: «Notre environnement quotidien expose constamment l’individu aux messages des médias. Les techniques modernes de diffusion accroissent considérablement leur impact. Cette exposition agit sur la perception du réel, et donc sur la construction de la pensée. Les médias créent des formes de langage qui se démarquent de celles mises en place par la civilisation de l’écriture». C’est pourquoi les expert-es réunies à Chaumont n’imaginaient pas que l’éducation aux médias et à l’information puisse ne pas porter au premier chef sur les images, le son et l’audiovisuel.
Le document expose les principes qui devraient présider à cet enseignement et propose un riche inventaire d’objectifs et d’activités pratiques pour mettre en oeuvre l’«éducation à la communication médiatisée» à tous les niveaux du cursus des élèves, dès le niveau préscolaire et dans de nombreuses disciplines.
Pour le corps enseignant, l’encadrement des apprentissages des élèves signifie une formation initiale et continue portant sur la maîtrise des outils de communication médiatisée (image, son, vidéo), adaptée au contexte éducatif (discipline, âge, capacités et besoin des élèves) et une connaissance théorique et pratique de l’image et des médias audiovisuels.
C’est ainsi que l’élève du secondaire I, accompagné par l’enseignant-e, sera capable d’utiliser dans des travaux de création les codes du langage sonore, visuel, audiovisuel et d’appréhender les images produites avec des moyens informatiques (sont cités «l’image de synthèse virtuelle, les jeux vidéos, la 3D»).
Au niveau secondaire II et dans la formation professionnelle, parmi l’énumération d’objectifs généraux, je relève que le corps enseignant aura pour tâche de «stimuler chez les jeunes l’intérêt pour l’analyse des relations entre la réalité et sa représentation ou sa simulation et développer leur esprit critique» vis-à-vis de celles-ci. L’enseignant-e devra également «rendre les jeunes capables d’utiliser images et sons dans la construction de leurs savoirs» et capables également de s’exprimer, donc de partager leurs connaissances et des informations par ces moyens audiovisuels. En outre, les enseignant-es auront pour mission de «permettre aux jeunes de maîtriser les dimensions sémantiques du message dans une perspective historique» et «d’amener les jeunes à apprécier les dimensions culturelles et esthétiques des messages audiovisuels».
On comprend que pour mettre en oeuvre ces recommandations portant sur l’éducation aux médias audiovisuels dans les plans d’études formulées à Chaumont, le personnel de direction, le corps enseignant, ainsi que les éducateurs et les éducatrices des institutions d’accueil de la petite enfance devront disposer de compétences médiatiques et pédagogiques solides. En outre, un nombre suffisant de formateurs et de formatrices certifié-es de haut niveau (référence «F3-MITIC») sera requis pour assurer le déploiement de tels dispositifs de formation aux médias et à l’image.
(Lire mon article: «Il est urgent de former des formateurs et des formatrices MITIC», 21 janvier 2019.)
Références
> André Gunthert, «L’image conversationnelle», Études photographiques, 31, Printemps 2014, mis en ligne le 10 avril 2014.
> Anouch Seydtaghia, Avec l’intelligence artificielle, les sites automatiques de médias se multiplient, Le Temps, 10 juin 2023.
> Office fédéral de la statistique (OFS), Modalités d’utilisation d’internet et compétences, Contrôler la véracité de l’information/contenu de sites d’information ou de réseaux sociaux, 2023.
> Jan Fivaz et Daniel Schwarz, Die Medienkompetenz der Schweizer Bevölkerung – Eine repräsentative Pilotstudie für die deutsch- und französischsprachige Schweiz, Bern, Politools (Political Research Network), décembre 2022.
> Nathalie Lacelle et Monique Lebrun, La littératie médiatique multimodale: réflexions sémiologiques et dispositifs concrets d’application, 2014, forumlecture.ch.
> La place de l’éducation aux médias audiovisuels dans les plans d’études: recommandations des participants au Séminaire international tenu à Chaumont (Neuchâtel) les 28, 29 et 30 avril 1993 (Ouvertures 94.407), Institut romand de recherches et documentation pédagogiques (IRDP), Neuchâtel, 1994, 16 p.
Les sites et documents ont été consultés le 15 juillet 2025
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «L’éducation à l’image, enjeu de citoyenneté à l’ère des médias sociaux et de l’IA», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 15 juillet 2025, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/education-a-l-image-enjeu-de-citoyennete-a-l-ere-des-medias-sociaux-et-ia
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch