e-inclusion: des millions, mais pour faire quoi?

Illettrisme numérique • Des millions de francs seront alloués par la Confédération au développement des compétences de base des adultes. Le cadre conceptuel de la formation à l’utilisation des TIC n’est pas défini. Cela compromet gravement le succès de cette importante initiative visant à lutter contre la fracture numérique en Suisse.

Article publié initialement dans mon blog «Education et médias» (portail de L’Hebdo) le 23 novembre 2016. Cette chronique a été publiée dans L’Hebdo du 1er décembre 2016.

La Confédération allouera 15 millions de francs aux cantons de 2017 à 2020 pour favoriser le développement des compétences de base des adultes en lien avec la loi fédérale sur la formation continue (LFCo, du 20 juin 2014) et la Stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral présentée en avril 2016. A ces subventions de Berne s’ajouteront au minimum 15 millions de francs, la quote-part des cantons. Trois domaines sont concernés par ce plan quadriennal de lutte contre l’illettrisme: les capacités de lecture, écriture et expression orale dans une langue nationale, les mathématiques élémentaires et l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC). La promotion des compétences TIC est un des axes prioritaires du plan d’action E-inclusion Suisse qui vise à «favoriser l’égalité des chances numérique et la participation de tous à la société de l’information et de la connaissance en Suisse».

Des compétences numériques sont indispensables à la vie professionnelle et quotidienne de chacune et de chacun. C’est un truisme de le dire aujourd’hui. Quid alors du contenu de formation? Un groupe d’experts a été mandaté dans le but d’élaborer des «informations de base» et des recommandations d’action relatives aux «compétences de base en matière de TIC». Son rapport (qui vient de paraître en français) synthétise les renseignements officiels déjà disponibles, mais ne donne aucune information supplémentaire pertinente relative aux connaissances, habiletés pratiques et attitudes que les actions de formation devront chercher à développer chez les personnes des publics visés. Ni par ailleurs sur les méthodes, contenus et moyens d’enseignement envisageables ou recommandés.

Que sont alors ces compétences de base TIC? Ce sont, dit le rapport, «les compétences de base pour l’utilisation et la maîtrise des TIC dans le but d’une participation active à la société et à la vie professionnelle et culturelle», «la capacité de gérer des informations et de résoudre des problèmes au moyen de l’emploi des TIC». Contextes donnés en exemple: transactions bancaires, recherche d’emploi sur internet, vote en ligne, saisie des entrées de marchandise. C’est tout? Oui, c’est tout.

Il faut le dire, ce rapport se distingue par son inconsistance. Il révèle un manque total de réflexion sur le contenu du projet formatif, aussi bien qu’une absence de perspective sur le futur. L’emploi répétitif du terme TIC est symptomatique d’une focalisation sur la technique, alors que les réflexions contemporaines sur la «littératie numérique» portent sur la prise en compte de la dimension socioculturelle des usages, sur la capacité à se mouvoir dans des espaces informationnels, l’aptitude à évaluer l’information sous toutes ses formes et, de manière générale, sur les dimensions d’une culture numérique. Le rapport, pas plus que les autres documents officiels, ne mentionne les médias sociaux, les usages toujours plus intenses et variés des images et de la vidéo, les problèmes relatifs à l’identité numérique et à la sécurité. Sujets qui sont largement commentés dans la presse et l’objet de nombre de communications savantes. On ne trouvera pas l’ombre dans ce document d’un référentiel de compétences, de réflexions méthodologiques ou de conseils pour guider les organismes désireux de s’inscrire dans ce projet d’offres de formation dont ces personnes ont tant besoin. Ce ne sont pourtant pas les références solides qui manquent! Dans ces conditions, comment comparer les projets de formation, les choisir et évaluer leur impact relatif?

Est-il bien raisonnable que la Confédération se prépare à dépenser des millions pour l’inclusion numérique sans cadre conceptuel de formation?

(Lire mon article «e-inclusion: va-t-on y arriver?», paru dans L’Hebdo N°38 du 22 septembre 2016.)


Références
> Compétences de base des adultes, Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI), Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche, Confédération suisse.
> Stratégie «Suisse numérique», Office fédéral de la communication (OFCOM), 2016.
> e-Inclusion, Réseau «Inclusion numérique suisse»,
 Direction opérationnelle Société de l’information, Office fédéral de la communication (OFCOM).
> Compétences de base en TIC. Structures d’offre et d’encouragement: quels sont les défis posés par la mise en œuvre de la LFco? Office fédéral de la communication (OFCOM) et Fédération suisse pour la formation continue (FSEA), octobre 2016.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «e-inclusion: des millions, mais pour faire quoi?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 23 novembre 2016, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/e-inclusion-des-millions-mais-pour-faire-quoi


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias