Parmi les mesures de soutien à la diversité de la presse, le Canton de Vaud a créé un nouveau média sur Instagram et TikTok à l’intention des 17-25 ans. Cette publication a l’ambition d’intéresser les jeunes vaudois et vaudoises à l’actualité locale et de les inciter à participer au débat démocratique initié par les médias locaux. Après six mois d’activité, cet objectif a-t-il été atteint?
La diversité et la qualité des médias d’information sont d’une importance capitale dans une démocratie, alors que la pérennité même des médias d’information est aujourd’hui menacée par les plateformes des géants de l’internet qui captent les audiences et les revenus publicitaires.
Le Canton de Vaud s’est engagé dès 2020 à soutenir par un plan d’actions les médias locaux et régionaux vaudois. En mars 2021, le Grand Conseil a adopté un décret instituant des mesures de soutien à la diversité des médias pour une période de cinq ans. Au nombre des mesures prises par le Conseil d’Etat, un volet concerne l’«encouragement à l’information et à la formation de l’opinion des jeunes citoyennes et citoyens et à leur accès aux médias». Le règlement d’application précise la portée du décret (art.10). Il s’agit d’apporter un «soutien à l’innovation pour la formation de la libre opinion des jeunes», lequel pourrait prendre la forme d’un «projet numérique encourageant la formation d’opinion des jeunes personnes domiciliées dans le canton de Vaud au débat démocratique initié par les médias locaux et régionaux».
Au terme d’un long processus, le gouvernement vaudois a décidé de créer un nouveau média publié exclusivement sur les médias sociaux à l’intention des jeunes adultes. Ce nouveau média, intitulé «Chek», produit en collaboration avec des titres édités dans le canton de Vaud est placé sous la responsabilité de la Chancellerie d’État qui en est l’éditeur.
De l’offre d’un «kiosque virtuel» à un nouveau média numérique destiné aux jeunes
En fait, l’intention première du gouvernement vaudois était de créer une plateforme présentant l’ensemble des possibilités d’abonnements et d’achat à l’unité d’articles des différents médias couvrant l’actualité vaudoise dans le but d’offrir un accès facilité à l’information payante aux jeunes citoyens et citoyennes. Mais l’enquête marketing sur les goûts et les habitudes des jeunes du canton de Vaud en matière d’information commanditée en 2022 à l’agence Qualinsight a amené le gouvernement vaudois à abandonner l’idée de proposer un «kiosque virtuel afin d’inciter les jeunes à entrer dans une logique d’information payante» au profit d’une «solution numérique novatrice» gratuite diffusée sur les réseaux sociaux.
Cette initiative vise à aider les journaux locaux du canton à toucher un public jeune «souvent difficile à atteindre par les canaux traditionnels et tenter de les fidéliser à leurs titres» en leur proposant des sujets sous forme de courtes vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Ce projet pilote a «l’ambition de proposer une actualité locale, dynamique, vérifiée et positive, sur les canaux utilisés par les jeunes et dans les formats qu’ils consomment» indique le communiqué de presse du Bureau d’information et de communication de l’Etat de Vaud publié à l’occasion du lancement du nouveau média, le 3 octobre 2024. Chek est défini dans la charte éditoriale comme «un projet pilote innovant qui a pour mission d’intéresser les jeunes Vaudoises et Vaudois (17 à 25 ans) à l’actualité locale et les sensibiliser à l’importance de consulter des informations journalistiques vérifiées», de sorte à les inciter «à se former une opinion propre et exercer leurs droits démocratiques en connaissance de cause».
Ce nouveau média, qui se veut «local et positif», propose des reportages et des interviews sous forme de courtes vidéos d’environ une minute qui sont publiées sur les réseaux sociaux Instagram et TikTok, ainsi que sous forme de billets illustrés sans vidéo sur la plateforme Mastodon. Le contenu, la tonalité et la forme des vidéos doivent être adaptés aux codes et habitudes du public cible, être incarnée par des personnes de moins de 30 ans, et être aisées à comprendre, précise la charte éditoriale.
Les vidéos sont produites sous la responsabilité de chaque média local participant au projet qui s’engagent à proposer du contenu attractif et pertinent. Ce sont: La Côte, la Feuille d’avis de la Vallée de Joux, Riviera Chablais Hebdo, L’Echo du Gros-de-Vaud, Lausanne Cités, Le Courrier Lavaux-Oron, le Journal de Morges, La Région, le Journal de la région de Cossonay et L’Omnibus (Journal de la région d’Orbe). Les contributions de ces journaux locaux sont rémunérées par des mandats de prestation, «garantissant ainsi leur totale indépendance rédactionnelle vis-à-vis de l’État», indique la Chancellerie d’Etat dans son communiqué. La coordination éditoriale du projet a été confiée à l’agence de communication Spurring. Les éditeurs qui n’ont pas de capacité de production vidéo peuvent faire appel à la chaîne de télévision régionale La Télé Vaud-Fribourg.
Les quotidiens régionaux Le Temps et 24 Heures, qui devaient participer à ce projet, se sont retirés. Il serait intéressant de connaître les raisons pour lesquelles ces deux publications phares de Suisse romande ont renoncé. Est-ce que le fait que ce projet éditorial soit placé sous la responsabilité conjointe du gouvernement vaudois (Chancellerie d’Etat) et d’une agence de communication pourrait en être la cause? Car les sommes substantielles prévues auraient été bienvenues pour ces entreprises dans un contexte de diminution constante des revenus de la presse. En effet, le budget alloué à ce projet jusqu’en 2026 s’élève à près d’un million et demi de francs. En 2024, 22 vidéos ont été publiées sur TikTok et Instagram, ce qui a coûté 183’646 francs à l’Etat de Vaud. Pour 2025, la somme de 580’000 francs a été budgétée pour cette mesure de soutien à la diversité des médias (rapport intermédiaire du Conseil d’Etat du 2 avril 2025).
Regard sur les publications de Chek
Le projet est ambitieux, puisqu’il s’agit, selon la charte éditoriale, d’intéresser les jeunes vaudois et vaudoises à l’actualité locale, de les sensibiliser à l’importance de s’informer avec de l’information journalistique vérifiée et de les inciter à se former leur propre opinion dans le but d’exercer leurs droits démocratiques.
Alors, dans quelle mesure les vidéos publiées par la presse locale sur Chek pendant les six premiers mois ont-elles pu contribuer à former la libre opinion des jeunes vaudois-es sur des faits et événements d’actualité et leur participation au débat démocratique initié par ces médias?
Les vidéos publiées sur TikTok et Instagram permettent d’apporter des éléments de réponse. J’ai visionné les 30 vidéos qui ont été diffusées entre le 25 février et le 18 avril 2025 (8 semaines), ce qui représente à cette date 40% des sujets mis en ligne depuis le lancement de Chek le 11 octobre 2024. Ces productions le plus souvent d’une durée de 60 secondes ont été diffusées à raison d’une par jour du mardi au vendredi. Les plus gros contributeurs pendant cette période ont été Le Journal de Morges (8), Riviera Chablais Hebdo (5), La Feuille d’avis de la Vallée de Joux (4) et La Côte (4), les autres titres ont publié une à deux vidéos. Les thèmes concernaient le sport (7), la musique (6), la vie politique (4), les métiers (4), les écrans (2). Les autres thèmes ont porté sur la santé, l’environnement, les transports, la religion, un jeu de société et un hobby. Toutes les vidéos reposent sur des interviews de jeunes protagonistes, accompagnées d’images de reportage et généralement d’une musique d’ambiance.
Chek apparaît plus comme une entreprise de communication, qu’un média rapportant des nouvelles de l’actualité
S’agissant d’un média qui vise à susciter le débat sur des sujets d’actualité, force est de constater que pendant la période de 8 semaines qui a fait l’objet de mon observation, il n’y a pas de vidéo qui porte sur des événements en relation avec l’actualité politique, économique ou sociale. Aucune publication n’a présenté de problématique ouvrant explicitement sur une question de société à débattre, par exemple en donnant la parole à des personnes exprimant des points de vues contradictoires. Exceptions, l’interview de jeunes à l’origine d’une pétition pour qu’un train de nuit soit prolongé jusque dans la vallée périphérique où ils vivent et des témoignages sur un problème de santé vécu par de nombreuses femmes, les règles douloureuses (endométriose).
Ce qui domine dans ces publications c’est la promotion de valeurs positives, ainsi que l’épanouissement et le bien-être procurés par la pratique d’un sport, de la musique, de la danse, l’exercice d’une profession ou encore la religion ou la pratique d’un hobby. Par exemple, le portrait d’un nageur d’élite, le portrait d’une chanteuse de rock, le portrait d’un technicien de musée.
Dans l’ensemble les vidéos diffusées renvoient plus à de la communication sociale qu’à de l’information journalistique (fait ou événement d’intérêt général rendu public par la presse), dans la mesure où elles visent à promouvoir des valeurs bénéfiques aux individus et à la collectivité, le civisme, voire des valeurs patrimoniales, en cherchant à obtenir l’adhésion des personnes qui les visionnent. Le lien avec le public cible est souvent instauré d’emblée par un retentissant «Hello, je suis…», face caméra, par les jeunes choisis par les producteurs. Plusieurs vidéos sont très explicites de cette visée communicationnelle. Tout d’abord, un sujet sur une journée de nettoyage dans la réserve naturelle des Grangettes qui explique pourquoi bois flotté et déchets plastiques nuisent à de nombreuses espèces des rives du Léman. Trois autres sujets font l’éloge d’une institution politique non partisane dans lesquels les jeunes peuvent s’engager pour débattre de problématiques qui les concernent et faire des propositions au Grand Conseil où elles seront débattues et votées, la Session cantonale des jeunes. C’est encore les conseils d’un psychologue sur les usages raisonnés des écrans.
Contrastant avec ces productions de communication sociale, j’ai relevé que cinq sujets portaient sur des services ou des marques, telles qu’un jeu «Master Quiz» dont la participation est payante, une école de danse hip-hop («Urban Block»), un club de football professionnel («Lausanne-Sport»), ou encore une application permettant de recevoir un résumé quotidien de l’actualité en fonction de ses intérêts («Actualia»), et une autopublicité pour Chek. La forme reportage et l’interview de jeunes participant-es, souvent enthousiastes, permettent d’impliquer le spectateur ou la spectatrice tout en prônant de manière relativement discrète le service ou la marque.
Un catalogue d’activités vertueuses
Au vu des vidéos diffusées sur Instagram et TikTok pendant deux mois, Chek apparaît donc plus comme une entreprise de communication, qu’un média rapportant des nouvelles de l’actualité. En effet, pour l’éditeur de cette publication il ne s’agit pas tant de donner les moyens de participer à la «formation de l’opinion» du public visé, en communiquant des éléments d’information et des points de vue contradictoires en vue de susciter des discussions et des débats, mais bien plutôt de diffuser des sujets consensuels promouvant des valeurs positives, un climat d’optimisme et une certaine image de la jeunesse. Chek apparaît donc comme un catalogue d’activités sportives, musicales, professionnelles, politiques, vertueuses.
Par ailleurs, l’ensemble de ces productions audiovisuelles, sans lien les unes avec les autres, si ce n’est la nature de leur contenu et leur forme, et dépourvues de liens hypertextes qui permettraient de contextualiser les contenus présentés en proposant des informations complémentaires, enferment les usager-es dans la plateforme de réseau social et les recommandations de ses algorithmes.
La complémentarité entre Chek et les médias locaux qui sont à l’origine des sujets présentés, pourtant souhaitée par les initiateurs du projet, n’est donc pas réalisée. L’affichage du logo du titre de presse accompagné du jingle qui clôt chaque vidéo n’est pas susceptible d’amener au journal local par sa simple présence. Les recommandations des algorithmes d’Instagram et de TikTok ont plus de chances de conduire les visiteurs à visionner des contenus étrangers, qui peuvent être toxiques, que d’amener de potentiels nouveaux lecteurs et de nouvelles lectrices à la presse locale.
Le nombre de followers cumulé des deux réseaux sociaux (environ 3500 à mi-avril) et de vues comptabilisées par chaque vidéo (moyenne 6500, médiane 4000), soit environ 5% des 17-25 ans domicilié-es dans le canton de Vaud, ne sera certainement pas suffisant pour amener en nombre les jeunes vaudois et vaudoises à conclure des abonnements payants aux journaux des entreprises de presse participantes.
(A ce sujet, lire mon article: «Aide à la presse: il faut créer un quotidien pour les jeunes de Suisse romande», 12 mars 2020.)
Références
> Conseil d’Etat du Canton de Vaud, Décret instituant des mesures de soutien à la diversité des médias (DSDM) du 9 mars 2021 (449.12).
> Conseil d’Etat du Canton de Vaud, Règlement d’application du décret du 9 mars 2021 instituant des mesures de soutien à la diversité des médias (RDSDM).
> Chancellerie d’Etat du Canton de Vaud, Ton nouveau média local et positif.
> Esther Sève, Rapport au vote et à l’info des jeunes de 17-24 ans dans le canton de Vaud, Rapport d’étude, Qualinsight, 2022.
> Chancellerie d’Etat du Canton de Vaud, Lancement de «Chek»: un nouveau projet numérique pour les jeunes Vaudoises et Vaudois, communiqué de presse, 3 octobre 2024.
> Le Temps, Vaud lance «Chek», de l’actu locale et vérifiée à destination des 17-25 ans, 3 octobre 2025.
> Conseil d’Etat du Canton de Vaud, Rapport intermédiaire du Conseil d’Etat au Grand Conseil sur les effets des mesures prévues par le décret instituant des mesures de soutien à la diversité des médias du 9 mars 2021, 2 avril 2025.
Les sites et documents ont été consultés le 28 avril 2025
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Chek, média pour les jeunes du canton de Vaud sur les réseaux sociaux», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 28 avril 2025, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/chek-media-pour-les-jeunes-du-canton-de-vaud-sur-les-reseaux-sociaux
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch