L’offre d’abonnements gratuits à la presse régionale aux jeunes qui atteignent leur majorité n’a pas rencontré un grand succès en Suisse romande. La presse ne fait plus partie de leur univers de vie, ni de celui de leurs parents. Comment renverser la tendance au désintérêt pour les médias d’actualité et instaurer une culture de l’information de qualité? Les jeunes, acteur du renouveau des médias? Proposition.
Le rôle des médias d’information dans notre démocratie est menacé par les plateformes des géants de l’internet qui captent les audiences ainsi que les revenus publicitaires, et qui favorisent la désinformation des populations. L’évaporation du lectorat de la presse écrite érode la portée du journalisme et sa fonction cruciale pour la vitalité des débats publics.
De nombreuses initiatives issues des milieux politiques et économiques ainsi que de la société civile ont été proposées pour venir en aide à la presse écrite. Au nombre des mesures imaginées pour remédier à la désaffection de la presse tout en renflouant ses finances, plusieurs cantons ont envisagé d’offrir des abonnements aux jeunes qui atteignent leur majorité. C’est ainsi que Genève et Fribourg ont mis en place depuis peu un dispositif proposant des abonnements gratuits d’un an à un titre de la presse régionale aux jeunes l’année de leurs 18 ans.
Les données disponibles depuis peu permettent de faire une première évaluation de ces initiatives.
Des abonnements gratuits pour encourager à la lecture de la presse
A Genève, le gouvernement a mis sur pied depuis 2023 un projet pilote visant à encourager les jeunes citoyens et citoyennes à s’informer sur la vie politique du canton. Chaque jeune qui atteint l’âge de 18 ans a l’opportunité de bénéficier d’un abonnement de presse numérique d’une durée d’un an offert par l’Etat de Genève.
Cette initiative vise à favoriser l’usage d’information de qualité des jeunes, à soutenir les entreprises de presse écrite établies dans le canton par la souscription d’abonnements, ainsi qu’à développer «une culture de la lecture parmi les plus jeunes».
La dimension civique est au coeur de cette initiative du gouvernement car, comme l’indique le communiqué de la chancellerie d’Etat, «l’âge de 18 ans est synonyme de majorité et, pour la plupart des jeunes, de premières décisions à prendre en matière d’élections et de votations. Les droits et devoirs démocratiques deviennent alors concrets et s’accompagnent d’une nécessité de s’informer sur l’actualité politique et les enjeux civiques.» Par ailleurs, comme le précise le communiqué, «la presse représente un pilier du débat public et le fondement d’une démocratie fonctionnelle et forte. Elle est garante de l’exercice des droits et des devoirs démocratiques et de la libre formation de l’opinion».
Les modalités de cette offre ont été établies en concertation avec les quatre titres concernés établis dans le canton, à savoir Le Courrier, Le Temps, La Tribune de Genève et heidi.news. Une page intitulé Mon Journal a été créée sur le site de l’Etat pour la présenter et enregistrer les inscriptions. La publicité pour cette offre a été réalisée par une diversité de moyens dont le stand de l’Etat à la foire Les Automnales, la soirée des Promotions citoyennes organisée par la Ville de Genève ainsi que par des campagnes promotionnelles dans les médias concernés et les réseaux sociaux.
Cette offre a-t-elle eu du succès?
Le nombre d’abonnements de presse écrite gratuits sollicités est très modeste en regard du nombre de bénéficiaires potentiels et du tirage des journaux, tant à Genève qu’à Fribourg.
A Genève, en 2023, 511 abonnements ont été conclus et 318 en 2024, qui se répartissent comme suit (total des deux années): Le Courrier 79, Le Temps 455, La Tribune de Genève 248 et heidi.news 47. Ce qui représente, rapporté au tirage des trois quotidiens, moins d’un pourcent de nouveaux abonnements pour chacun des titres (environ un demi pourcent en 2024, un peu plus en 2023). Il n’y a pas de différence significative entre les trois titres, chacun recueillant la même proportion de nouveaux abonnements par rapport à leur tirage.
Environ 5% de de la population concernée en ont bénéficié en 2024 et 8% en 2023. En 2024, 5843 jeunes âgées de 18 ans résidant dans le canton (Office cantonal de la statistique) et 433 électrices et électeurs de 18 ans inscrit-es dans le registre des Suisses de l’étranger (information de la Chancellerie d’Etat), soit plus de 6200 personnes étaient concernées par cette opération à Genève.
A Fribourg, une offre similaire a été proposée aux jeunes qui atteignent leur majorité dans le but de «les sensibiliser aux enjeux régionaux et cantonaux, et de soutenir de manière indirecte les titres de la presse régionale». Ce projet pilote est prévu pour une période de cinq ans, de 2024 jusqu’à fin 2028. Entre mai et décembre 2024, 454 jeunes du canton ont bénéficié de cette offre, ce qui correspond à environ 12% des personnes qui y avaient droit (article du site de l’Etat de Fribourg). Contrairement à Genève, les nouveaux abonnements gratuits d’un an offerts par l’Etat de Fribourg aux jeunes âgé-es de 18 ans se répartissent très inégalement sur les neuf titres à choix (quotidiens, trihebdomadaires, hebdomadaires). Le journal qui a le plus gros tirage du canton, La Liberté, a enregistré 278 nouveaux abonnements, ce qui représente moins de un pourcent de nouveaux abonnés. C’est, de loin, le titre qui a obtenu le plus de souscriptions.
Parmi ces jeunes, combien consentiront à payer pour renouveler leur abonnement au terme de l’année?
On est loin de la ruée imaginée par le Gouvernement bernois pour une telle offre d’abonnement gratuit, qui estimait que «si rien que la moitié des quelque 9600 jeunes de 18 ans dans le canton de Berne concluait un abonnement numérique au journal Der Bund, la facture pour les contribuables du canton s’élèverait déjà à 5,6 millions de francs» (Le Quotidien Jurassien). C’était le principal argument donné pour rejeter le postulat interpartis déposé par sept élus au Grand Conseil invitant le gouvernement à étudier la mise sur pied d’une offre semblable à celle mise en oeuvre dans les cantons de Genève et de Fribourg.
On peut donc dire que jusque-là cette première expérience menée dans deux cantons romands est un flop. Tant le pourcentage de nouveaux abonnements par rapport au tirage des journaux, que la proportion des jeunes d’une classe d’âge qui y ont répondu, ne sont de nature à imprimer un tournant à la crise de la presse en Suisse romande.
Comment expliquer ces résultats ?
Le petit nombre de jeunes de 18 ans qui se sont montré-es intéressé-es par des journaux auxquels il était possible de s’abonner gratuitement ne devrait pas nous étonner, car le journal quotidien a disparu aujourd’hui de la plupart des foyers. Nombre d’études ont montré que la plus grande partie des digital natives s’informe principalement par les réseaux sociaux, préfère visionner de brèves vidéos et n’est que peu intéressée par les nouvelles d’actualité.
C’est pourquoi une offre, même gratuite, à un produit d’information qui ne fait pas partie de leur univers et pour lequel ils n’ont pas le moindre désir, mais plutôt de l’indifférence, ne saurait attirer les foules. Affaire de goût et d’habitude. Tout simplement.
L’enquête de Qualinsight (2022) commanditée par le gouvernement vaudois a mis en évidence que 70% des 17-24 ans du canton de Vaud utilisent les réseaux sociaux pour s’informer sur l’actualité. Les résultats de cette étude ont d’ailleurs incité le canton à abandonner l’idée d’offrir des abonnements gratuits aux jeunes qui atteignent leur majorité pour créer une offre présumée répondre à leurs attentes (à ce sujet, lire mon article «La presse en voie d’extinction, une question d’éducation»).
Ensuite, le manque d’intérêt pour l’actualité politique constitue un frein très sérieux au succès de telles offres. Le rapport d’enquête sur la Suisse du Reuters Institute Digital News Report 2024 met en évidence de grandes différences d’intérêt pour l’actualité, notamment selon l’âge des personnes interrogées. C’est ainsi que les 18-24 ans (26%) sont nettement moins intéressés par les nouvelles que les 25-34 ans (40%) et que les personnes plus âgées où cet intérêt est encore de 54% chez les plus de 55 ans. Cependant, l’intérêt de la population suisse pour l’actualité a notablement diminué ces dernières années passant de 59% en 2020 à 48% en 2024. Les Suisses romands (42%) sont moins intéressés par les nouvelles d’actualité que les Suisses alémaniques (50%).
Par ailleurs, le monde politique et la société civile n’ont toujours pas pris conscience que la désaffection des médias d’information ne concerne pas seulement les jeunes, mais aussi les générations qui les ont précédés, leurs parents en particulier. Comme le révèle l’enquête 2024 du Centre de recherche sur le public et la société (fög) de l’Université de Zurich, plus des trois quart des personnes âgées de 30 à 49 ans (77%), à l’instar des 16-29 ans (80%), sont aujourd’hui très éloignés des médias qui couvrent l’actualité régionale et nationale. En une décennie, quel que soit leur âge, la part des personnes sous-informées («indigents médiatiques») et de celles qui s’informent sur les plateformes des géants du numérique a doublé. Cela signifie que la plus grande partie des familles ne sont plus susceptibles de transmettre une culture de l’information de qualité.

Prendre connaissance de l’actualité, une affaire de goût
L’intérêt pour l’actualité politique et sociale et la pratique quotidienne de la lecture de la presse sur support numérique ou imprimé sont affaire de goût, de manière d’être, d’habitude. Un ensemble de dispositions, profondément intériorisées, qui se construisent socialement dès le plus jeune âge. C’est dans le cercle familial et à l’école que se développent ces habitudes, et c’est donc bien avant que les jeunes aient atteint l’âge de la majorité qu’il faudrait agir.
Pour renverser la tendance au désintérêt croissant pour les médias d’actualité qui menace de les faire disparaître à brève échéance, il faudrait mettre en place tout un système de mesures raisonnées et articulées englobant toute la société dans le but d’instaurer une culture de l’information de qualité pour tous et pour toutes.
Les jeunes, acteur du renouveau des médias?
Les jeunes devraient être un des vecteurs de diffusion principaux des nécessaires innovations sociales exigées pour faire face à cette situation, car à travers le système scolaire, l’enseignement secondaire et la formation professionnelle, l’ensemble d’une génération peut être atteinte et amenée à participer.
L’école est évidemment le lieu idéal pour développer ce goût de la presse et les compétences médiatiques qui vont de pair. Encore faudrait-il déjà que les médias d’information soient utilisés dans les activités quotidiennes d’enseignement et d’apprentissage en classe. Ce qui suppose que chaque élève puisse se connecter, et bien d’autres choses encore.
Pour leur instiller le goût de l’information de qualité, il faudrait envisager les jeunes comme des parties prenantes, non comme des consommateurs ou des consommatrices. C’est pourquoi je préconise d’envisager la création à grande échelle de médias de toute nature réalisés par les enfants, les adolescent-es et les jeunes adultes, accompagnés par des journalistes, des professionnel-le-s de l’image et de la communication, ainsi que du corps enseignant.
Pour conquérir les nouvelles générations, il faut certes leur proposer des dispositifs d’information innovants susceptibles de répondre à leurs attentes, mais surtout leur donner l’opportunité de participer à la production et à la diffusion d’information. Ecrire, photographier, enregistrer des interviews, dessiner, filmer, rechercher des informations, les mettre en forme, puis les diffuser dans des feuilles imprimées, des journaux en ligne, des podcasts, des vidéos et des posts sur les plateformes de réseaux sociaux. On sait depuis Freinet que les journaux de classe offrent de magnifiques opportunités pour comprendre le rôle de la presse et acquérir des compétences médiatiques par la pratique (à ce sujet, lire mon article «Journal de classe: Ah! M. Freinet si vous saviez!»).
L’école publique, qui accueille tous les enfants pendant de longues années, constitue le lieu privilégié pour développer progressivement leur goût pour l’information de qualité et pour leur inculquer de bonnes pratiques informationnelles. Ce processus de sensibilisation et de formation devrait se poursuivre au secondaire II, dans la formation professionnelle initiale et hors du cadre scolaire pendant les loisirs. Il est essentiel que les jeunes soient impliqués dans la production et la diffusion d’informations utiles à leur communauté et à la société dans son ensemble.
De la mise en oeuvre d’actions éducatives pertinentes, poursuivies avec persévérance, dépend l’avenir des médias d’information qui sont nécessaires au fonctionnement de notre société démocratique.
Mes vifs remerciements à la Chancellerie d’Etat du canton de Genève ainsi qu’au Service clientèle du Groupe Saint-Paul SA pour les renseignements qui m’ont été fournis.
(A ce sujet, lire mes articles:
«La presse en voie d’extinction, une question d’éducation», 18 mai 2024, et «Journal de classe: Ah! M. Freinet si vous saviez!», 24 octobre 2016.)
Références
> Chancellerie d’Etat, L’Etat de Genève offre un abonnement de presse numérique aux jeunes du canton pour leurs 18 ans, Communiqué de presse, 16 mars 2023.
> Etat de Fribourg, Direction de l’économie, de l’emploi et de la formation professionnelle, Abonnements gratuits pour les jeunes: la nouvelle saison démarre!, 15 janvier 2025.
> Céline Lo Ricco Châtelain, Le Gouvernement bernois n’est pas favorable à offrir le journal pendant un an aux jeunes de 18 ans, Le Quotidien Jurassien, 23 octobre 2024.
> Linards Udris, Maude Rivière, Silke Fürst et Mark Eisenegger, fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft, Reuters Institute Digital News Report 2024 Länderbericht Schweiz.
> Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög) – Universität Zürich, Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Schwabe Verlag.
Les sites et documents ont été consultés le 27 mars 2025
Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Abonnements gratuits à la presse régionale pour les jeunes de 18 ans: premiers résultats», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 27 mars 2025, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/abonnements-gratuits-a-la-presse-regionale-pour-les-jeunes-de-18-ans-premiers-resultats
Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch