Comment rétablir le lien de la presse avec un large public?

Comment les médias d’information peuvent-ils rétablir le lien avec des publics potentiels dispersés dans la jungle des réseaux sociaux? Une table ronde des Assises presse et démocratie organisées par le Club suisse de la presse était consacrée à cette question. Quid de la place de l’éducation aux médias et à l’information?

Les 6e Assises presse et démocratie du Club suisse de la presse qui ont eu lieu à Genève (Pregny-Chambésy) le 25 août 2025 ont été intitulée «Make the press great again». En reprenant à son compte le célèbre slogan de campagne politique, les organisateurs ont affirmé dans le texte de présentation du colloque leur «volonté de croire» en l’avenir de la presse, au rôle fondamental des journalistes pour «nourrir le vivre-ensemble» ainsi qu’aux possibilités de l’IA pour développer la créativité et la pertinence des rédactions.

La première table ronde de la journée a plus particulièrement retenu mon attention, car elle se proposait de répondre à une problématique que j’ai traitée dans plusieurs de mes articles, la question de la désaffection de la presse et du lien perdu des médias avec leurs publics.

La désaffection de la presse s’étend à toute la population

Ce premier débat des Assises presse et démocratie 2025, intitulé «Comment (re)faire partie de la vie des gens, y compris des jeunes» était présenté ainsi: «Plus des deux tiers de la population suisse sont éloignés de l’actualité nationale ou régionale et ne recherchent plus de lien régulier avec des marques de journaux et de médias. Cette désaffection ne concerne plus seulement les jeunes, mais également leurs parents. Comment rétablir le lien avec des publics potentiels qui sont aujourd’hui dispersés dans la jungle des réseaux sociaux?».

C’est le constat que je faisais, à peu près dans les mêmes termes, dans mon article «Il faut mettre la désaffection de la presse à l’agenda politique» en janvier 2025, constatant que les mesures d’aide à la presse portaient principalement sur le financement et les conditions cadre. En effet, la question de la relation des médias avec leurs publics était à peu près absente du débat. J’observais qu’il serait très difficile d’entrer en contact avec les publics atomisés par les algorithmes dans la «vaste jungle» des médias sociaux, loin des territoires des médias traditionnels, et plus encore d’établir un lien durable avec eux. Cette opinion est fondée sur les enquêtes du Centre de recherche sur le public et la société (fög) de l’université de Zurich qui mettent en évidence la croissance régulière depuis une dizaine d’années des personnes qui en Suisse sont très éloignées des médias qui couvrent l’actualité régionale et nationale. Cette désaffection ne concernant plus seulement les jeunes, comme on continue à le croire, mais également aujourd’hui la génération de leurs parents, et au-delà.

(Lire aussi, une version synthétique de ce propos publiée dans Le Courrier du 25 février 2025.)

Le «comment» établir ou rétablir le lien avec le public est précieusement la question qui a été posée aux invité-es de cette première table ronde.

Comment rétablir le lien de la presse avec un large public?

Quelles sont les raisons de cette désaffection? Comment répondez-vous au constat présenté en exergue? Telles sont en substance les questions qui ont été posées par Isabelle Falconnier (directrice du Club suisse de la presse) aux invité-es de cette table ronde, cadres dans les entreprises de presse de Suisse romande (Ringier, Tamedia, La Liberté), à la télévision publique (RTS), ainsi que dans la formation des journalistes (Centre de formation au journalisme et aux médias – CFJM). A noter que l’entièreté du débat peut être visionné sur YouTube et sur le site du Club suisse de la presse.

D’emblée, Géraldine Normand (directrice du CFJM) a relevé que les journalistes en formation consomment les médias comme n’importe qui: «je les vois s’informer sur Instagram, je les vois très peu ouvrir nos quotidiens qui sont toujours à disposition. Ils ne consomment pratiquement plus la radio, ils n’allument plus la télévision et pourtant ils se destinent à ce métier». Ces stagiaires sont très bien informés malgré tout, mais «il y a un changement de paradigme que l’on observe tous, aussi dans les écoles de journalisme».

Ce qui apparaît comme un handicap, est probablement un avantage, car les manières de s’informer de la plus grande partie de la population ont profondément changé, en très peu de temps, délaissant les médias traditionnels pour les plateformes de médias sociaux des géants mondiaux de l’Internet. Cela concerne tous les médias, non seulement la presse.

En ce qui concerne la télévision, Olivier Tornay (RTS) a relevé que la «fragilisation de notre public s’est vraiment accélérée de manière spectaculaire en 4 à 5 ans». Il y a une décennie, il pensait encore que «les jeunes consomment du digital et que les plus âgé-es vont rester fidèle au broadcast (visionnage en direct du programme), et bien tout cela a été balayé de manière très rapide, très spectaculaire». Les personnes âgées de plus de 50 ans disposent d’une offre pléthorique et utilisent toutes les plateformes, a expliqué Olivier Tornay.

Pour les deux rédacteurs en chef, c’est grâce à sa qualité que la presse régionale peut faire la différence. Pour François Mauron (La Liberté), un journal à vocation régionale se doit de proposer de l’information locale de qualité pour «trouver le moyen de toucher les différents publics qui sont très diversifiés». Pour engager les lecteurs à s’abonner, il doit y avoir de l’émotion et une histoire à découvrir. Comme «sujets fédérateurs», susceptibles d’intéresser une large partie de la population fribourgeoise, il évoque le sport (le club de hockey Fribourg-Gotteron), l’économie régionale et la politique des collectivités locales. A cet égard, François Mauron relève que les communes fond de plus en plus leur propre communication («marketing politique») et que la presse a un «vrai rôle de contre-pouvoir à jouer». Leur enquête sur les dysfonctionnements au sein de la ville d’Estavayer (Prix Jean Dumur 2025) en est un bon exemple qui a suscité un grand intérêt dans leur lectorat. Eric Lecluyse (Tamedia) partage cet avis, mais relève que les modes de consommation changent et que la gratuité de l’information est maintenant bien installée, «qu’est-ce qui va donner envie aux gens de s’abonner à un média payant?».

Comment renouveler ce lectorat vieillissant? Et comment donner envie aux jeunes qui s’informent quotidiennement sur YouTube de s’abonner à un média payant? Avec la disparition de 20 Minutes sur papier, comment fait-on pour que ce lectorat continue à «avoir rendez-vous avec sa marque» en ligne? Interroge Isabelle Falconnier. En créant des rendez-vous réguliers, des newsletter?

Pour Eric Lecluyse, «il y aura du papier pour longtemps, je peux rassurer. On a évidemment un lectorat qui décline, mais c’est relativement lent et on sait qu’on l’aura encore pendant très longtemps». Pour lui, ce lectorat peut passer relativement facilement du papier à une lecture numérique si on l’accompagne correctement et si les journalistes sont présent-es et accessibles en ligne.

La proximité avec le lectorat est un point essentiel partagé par les intervenant-es. Ils/elles s’accordent à penser que le local et le serviciel sont les contenus qui ont le plus de chance de rencontrer ses besoins.

Pour Géraldine Normand (CFJM) «il n’y a pas de secret, la recette miraculeuse pour reprendre contact avec les publics, c’est de retourner sur le terrain, c’est d’écouter les gens, c’est d’aller les voir».

Pour Manon Bornand (Ringier), il est important que la presse continue à être sur les plateformes des GAFAM car on ne peut pas forcer les gens à modifier les nouvelles habitudes qu’ils ont prises. Penser que l’on va pouvoir «rapatrier les jeunes en radio, en TV, sur un journal print, c’est obsolète». C’est à la presse de «raconter ses contenus un peu différemment sur les plateformes». Cela ouvre tout un jeu de possibles, qui «amène d’autres types de métiers, d’autres types de compétences, mais toujours très liés à l’éditorial». L’articulation «entre les métiers du digital, des connaissances extrêmement fines des plateformes, des publics, de la data avec les journalistes de la rédaction», c’est ce qu’ils essaient de faire à Blick (pure player, Ringier), indique Manon Bornand. C’est cette proximité qui fait que «l’on a des produits qui réussissent à faire leur bout de chemin sur les réseaux sociaux». Elle insiste sur le fait que répondre aux commentaires qui leur sont adressés permet aux équipes s’occupant des réseaux sociaux de «réaffirmer notre mission» et de créer des liens avec le public. Elle précise que «les gens oublient comment fonctionne un média, sur quoi il tient, et qu’il est fondamental de rappeler qui l’on est et ce que l’on fait [en répondant aux] milliers de messages que l’on reçoit chaque semaine».

Eric Lecluyse abonde dans ce sens, «il faut être réactif (…), les journalistes doivent être visibles, accessibles, sur le terrain, sur les réseaux, et accepter de recevoir des critiques personnellement».

Pour Géraldine Normand, outre la modération de leurs propres articles et d’aller sur le terrain, les journalistes doivent «réfléchir à la mission finale du métier; ce n’est plus simplement de transmettre de l’information, mais de faire société». A ce sujet, elle précise que ce qui importe c’est maintenant «la valeur que l’on donne à cette information, comment on la contextualise, comment on la fait vivre, c’est là notre valeur ajoutée». Cependant, relevant que 60% de la population suisse utilise l’IA au quotidien, elle se demande pourquoi les gens iraient sur le site d’un média: «Quand on fait une recherche Google, boum, on a une réponse et cela nous suffit. Pourquoi aller plus loin? C’est gratuit, c’est là, ça tombe, ça me suffit. Voilà. C’est ça aujourd’hui le problème que l’on a».

Manon Bornand voit un espoir dans la «relation plus horizontale avec le public». Elle explique que «les gens ont besoin de s’accrocher à des visages, de faire confiance à des gens qui leur expliquent, (…) et de les faire participer au questionnement éditorial, ou aux difficultés que l’on peut vivre en tant que journaliste». Parce que la diffusion d’information par l’IA est dès aujourd’hui une réalité, «il faut que l’on crée des liens presque communautaire (…) les jeunes ce n’est pas pour rien qu’ils consomment autant de vidéo de youtubeurs, ils sont attachés à ces personnalités qui font du contenu, (…) ils s’attachent au personnage, ils lui font confiance». Manon Bornand propose de s’en inspirer et d’avoir «une diversité de visages dans nos médias qui peuvent aussi représenter la diversité des publics pour les amener à s’ouvrir à la presse».

Olivier Tornay en fait une question d’«authenticité», «on n’est pas là juste pour créer des porteurs d’image qui ont un certain style, il faut vraiment essayer d’être au niveau de notre public pour qu’il s’identifie aux porteurs d’image».

Il ressortit de cette table ronde, que la qualité, les sujets locaux fédérateurs, la proximité avec le public et la communication des valeurs du journalisme sont, pour les participant-es, des voies qui devraient être développées en priorité pour que la presse fasse davantage partie de la vie des gens et intéresse de nouveaux publics.

On comprend bien que la qualité du contenu, l’engagement des journalistes et le soin apporté aux modalités de communication peuvent permettre aux entreprises de presse de construire une relation durable avec leurs clients, mais on en revient au problème initial: comment entrer en contact avec les publics atomisés par les algorithmes dans la jungle des médias sociaux, loin des territoires des médias traditionnels?

Un moyen essentiel n’a pas été directement évoqué, si ce n’est de manière anecdotique: l’éducation.

Une autre voie

A ce propos, le journaliste français David Medioni, co-directeur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, grand invité des ces 6e Assises presse et démocratie, a conclu son exposé sur la fatigue informationnelle en mettant en évidence le rôle essentiel pour la presse de l’éducation aux médias et à l’information: «Aujourd’hui, l’éducation aux médias est faite de petits îlots, au bon vouloir des écoles. On ne peut plus continuer comme cela. Un citoyen devrait savoir qualifier une source, reconnaître ce qui vient de l’IA, et connaître l’univers politique dans lequel il évolue, avec l’importance actuelle de la politique de l’attention. C’est une sorte de nouvelle culture générale, une nouvelle éducation civique».

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a reconnu l’importance de l’éducation aux médias de l’ensemble de la population comme une des conditions permettant d’assurer un environnement favorable au pluralisme des médias ainsi qu’à la liberté d’information et d’expression dans les sociétés démocratiques. Une de ses recommandations (5.4) adoptées en 2018 impliquait le concours des médias eux-mêmes à cet objectif: «Les États devraient encourager tous les médias, sans interférer dans leur indépendance éditoriale, à promouvoir l’éducation aux médias au moyen de politiques, de stratégies et d’activités».

Presque tout reste à faire en la matière. Mais, cette voie serait très difficile à mettre en oeuvre, en raison du manque de liens entre les médias et une part croissante de la population, de la politique éducative de l’école publique et de la culture professionnelle des journalistes.

En effet, on peut faire trois constats:

1. Une large partie de la population est très éloignée de la presse et de l’information de qualité.

Il est utile de rappeler que plus des deux tiers de la population suisse ne s’intéressent pas à l’actualité politique et sociale. Cette désaffection des médias d’information se propage rapidement à toute la population et ne touche plus seulement les jeunes. L’enquête 2024 du Centre de recherche sur le public et la société (fög) de l’Université de Zurich, révèle que plus des trois quart des personnes âgées de 30 à 49 ans (77%), à l’instar des 16-29 ans (80%), sont aujourd’hui très éloignés des médias qui couvrent l’actualité régionale et nationale (données qui m’ont été fournies par fög). Dans la population des 50 à 69 ans cette proportion atteint désormais 55%. En une décennie, quel que soit leur âge, la part des personnes sous-informées («indigents médiatiques») et de celles qui s’informent principalement sur les plateformes des géants du numérique a doublé.

Le développement fulgurant des applications de l’IA générative dans les services proposés par les géants de l’internet risque d’agrandir encore le fossé entre la presse et la population.

2. L’école romande en bannissant l’usage des smartphones s’est privée d’un moyen essentiel pour éduquer et former les élèves à la pratique des médias d’information numériques.

Cela concerne tant l’encadrement de la recherche et de la consultation d’informations (médias sociaux, plateformes de la presse et des médias audiovisuels, revues, newsletter, etc.), que la production et la diffusion de contenus sur les différents vecteurs médiatiques (réseaux, plateformes, blogs).

Bien que la «culture et citoyenneté numérique» soit au coeur du projet d’éducation numérique du Plan d’études romand, on peut douter qu’il soit possible de développer de solides connaissances et compétences informationnelles dans un tel contexte.

3. Les entreprises de presse en Suisse romande n’ont dans l’ensemble pas encore pris conscience du rôle nouveau que les médias pourraient jouer en matière d’éducation aux médias et à l’information (à l’exception notable de la RTS, média de service public).

Cependant, le développement de l’éducation aux médias et à l’information de la population apparait à la fois comme une stratégie de survie pour la presse et un enjeu crucial pour notre démocratie.


Références
> Club suisse de la presse, Assises presse et démocratie 2025: «Make the press great again!», 29 août 2025.
> Jean-Claude Domenjoz, Mettre la désaffection de la presse à l’agenda, Le Courrier, Agora, 25 février 2025.
> Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (fög) – Universität Zürich, Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Schwabe Verlag.
> Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec(2018)1 du Comité des Ministres aux États membres sur le pluralisme des médias et la transparence de leur propriété (adoptée par le Comité des Ministres le 7 mars 2018, lors de la 1309e réunion des Délégués des Ministres).
> Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Plan d’études romand, Education numérique.
Les sites et documents ont été consultés le 15 septembre 2025


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Comment rétablir le lien de la presse avec un large public?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 15 septembre 2025, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/comment-retablir-le-lien-de-la-presse-avec-un-large-public


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias