Emploi: TIC et automation, les enjeux de la formation

L’automatisation pourrait faire disparaître 50% des emplois en Suisse au cours des prochaines années. L’école et les institutions de formation sont-elles prêtes à relever ce défi?

Article publié initialement dans mon blog «Education et médias» (portail de L’Hebdo) le 10 janvier 2016

Les progrès de l’automation industrielle et des processus de traitement automatique de l’information vont-elles créer du chômage de masse en Suisse? Quels emplois sont menacés d’être remplacés par des processus automatisés et des machines? Quelles opportunités offrent l’automatisation de la production et des services tant pour les entreprises que pour les employés?

Une récente étude publiée par le cabinet d’audit et de conseil Deloitte (Suisse) met en évidence les grandes tendances du passé et les perspectives futures sur le marché suisse de l’emploi. Depuis les années 1990, les auteurs constatent que plus l’automatisation des tâches était difficile plus l’emploi a augmenté, par exemple dans les services, la vente et l’entretien. Les emplois académiques et de gestion se sont aussi beaucoup développés. En revanche, de nombreux emplois peu ou non qualifiés ont eu a pâtir du développement de l’automatisation. Dans l’ensemble, les emplois supprimés ont été remplacés par de nouveaux. Mais rien ne dit qu’il en sera de même à l’avenir. Selon Deloitte, les professions de soins à la personne, d’assistant-e-s maternelles, de formateurs et de formatrices de fitness, de coiffeur et de coiffeuse ainsi que d’assistant-e-s dans le domaine social n’ont pas trop de souci à se faire. Tandis que de nombreux emplois sont menacés dans les domaines techniques et administratifs, par exemple, les opérateurs-trices de machines, les employé-e-s de laboratoire, les professions du secrétariat et de la comptabilité.

A l’inverse, les emplois nécessitant de la créativité, des interactions sociales et un niveau élevé de service à la clientèle devraient pouvoir tirer parti des opportunités de l’automatisation des processus de production. Cette étude ne dit rien sur les savoirs et les compétences nécessaires pour travailler dans un environnement toujours plus informatisé et comment les acquérir.

Quelles compétences pour travailler dans la société numérique? De solides connaissances dans les technologies de l’information et de la communication (TIC), science informatique en particulier, sont un prérequis, à tous les niveaux de formation. La capacité à utiliser des ordinateurs et des programmes d’applications (bureautique, internet) et à communiquer ne sauraient être suffisantes (littératie numérique). En outre, la capacité à communiquer de manière responsable et efficace, ainsi que la capacité à analyser l’information, font partie des compétences fondamentales pour évoluer dans la société numérique (littératie médiatique).

Il faut le dire clairement, le travail va se modifier considérablement dans les années à venir. De nouvelles professions vont apparaître, d’autres disparaître, d’autres encore se transformer considérablement. Elles nécessiteront plus de créativité et de faculté d’adaptation ainsi que de réelles compétences informatiques. Tout un savoir complexe à construire peu à peu dès le plus jeune âge. Si l’on veut éviter que se creuse la fracture numérique et permettre à chacun et à chacune de bonne conditions d’existence, il faut assurer à l’ensemble de la population les moyens de développer ses compétences et d’accéder à un travail. L’école publique, qui accueille tous les enfants, a un rôle déterminant pour diminuer les inégalités sociales.

La plateforme «Industrie 2025» des industriels suisses des machines, des équipements électriques et des métaux (industrie MEM) a pour but de renforcer la place industrielle suisse en tirant mieux parti des technologies numériques et informatiques pour réaliser l’intégration numérique complète de la production témoigne des transformations à l’oeuvre dans l’économie suisse.

Le système éducatif suisse est-il prêt à répondre aux besoins? La Suisse est aujourd’hui déjà à la peine pour former suffisamment d’informaticien-ne-s et de spécialistes TIC. Une étude récente (novembre 2014) de l’association faîtière des entreprises du secteur des technologies de l’information et de la communication (ICT Switzerland) estime que les entreprises suisses auront besoin d’ici à 2022 de 87’000 informaticiens et spécialistes TIC.

Demain cela ira-t-il mieux? Quelques indicateurs permettent d’en douter. Le grand point faible du système éducatif suisse en la matière concerne la scolarité obligatoire et les cursus de formation générale. La formation continue peine aussi à répondre aux besoins. Petit tour d’horizon.

Scolarité obligatoire
Le Plan d’étude romand (PER) prévoit l’utilisation d’applications de bureautique, de logiciels multimédia et l’utilisation d’internet, mais rien sur la compréhension des principes de base du traitement automatique de l’information pour la résolution de problèmes, à la différence du plan d’étude adopté en Suisse alémanique (Lehrplan 21) qui comporte un module Médias et informatique (Modul Medien und Informatik) initiant les enfants à la pensée informatique. L’intégration de l’informatique dans le PER n’est pas à l’étude.

Secondaire II
La Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) n’a pas fait preuve de beaucoup de clairvoyance. En 1995, l’enseignement de science informatique centré sur la programmation a été supprimé du programme de la maturité fédérale (baccalauréat). Puis, plus rien pendant une douzaine d’année… Depuis 2008, l’informatique est proposée en option complémentaire parmi 12 disciplines. La part des diplômés et des diplômées qui auront choisi cette spécialité est donc très réduite. Les jeunes qui poursuivent leur formation dans les hautes écoles techniques, comme les écoles polytechniques sont très mal outillé-e-s. Commencer une formation d’ingénieur-e sans bagage informatique, ce n’est pas très sérieux! (Début 2017, un plan d’étude cadre pour un enseignement obligatoire de l’informatique au gymnase a été mis en consultation).

Dans les écoles de culture générale, les bases de la science informatique ne sont tout simplement pas au programme (CDIP, 2004).

Formation professionnelle
En ce qui concerne la formation professionnelle initiale, pilier de la formation professionnelle, chaque métier dispose de son propre cursus de formation (certificat fédéral de capacité – CFC), il est donc très difficile d’avoir une vue d’ensemble. Les jeunes en formation trouveront des conditions d’apprentissages très différentes selon les métiers, les entreprises, selon que l’apprentissage se déroule en mode dual ou à plein temps dans une école. Les apprenti-e-s qui intègrent de grandes entreprises dynamiques bénéficient de conditions optimales à cet égard.

Le programme de la maturité professionnelle qui complète un apprentissage par une formation élargie de culture générale (20% des apprenti-e-s) et donne accès aux hautes écoles spécialisées (HES) ne comporte aucun enseignement d’informatique. C’est très regrettable, car cela permettrait de doter les jeunes qui poursuivront leur parcours de formation au niveau tertiaire de connaissances en science informatique de base et de niveler les différences de contenu et de conditions d’apprentissage.

Formation continue
Les chiffres relatifs à la formation continue en informatique sont très alarmants, puisque en 2011 selon l’OFS, seuls 8% de la population résidente de 25 à 64 ans a suivi des cours dans ce domaine pendant les douze mois précédent l’enquête (37% n’ont suivi aucun cours). L’intérêt pour des cours de formation continue varie fortement selon le niveau de formation. C’est ainsi que seulement 4% des personnes de niveau de l’école obligatoire ont participé à une formation continue en informatique, alors qu’à l’autre bout de l’échelle, les diplômé-e-s de d’une haute école ont été 10% à le faire, ce qui est très peu. A noter que 10% de la population s’est formée par elle-même dans ce domaine.

Pourtant, ce ne sont pas les incitations faites aux autorités scolaires qui ont manqué. De nombreuses voix se sont élevées dans la société civile et dans les milieux scientifiques pour demander que l’informatique soit une discipline fondamentale et obligatoire du programme de maturité gymnasiale. La Fondation Hasler a pendant 10 ans (2006-2015) dépensé 20 millions de francs pour que la science informatique soit enseignée du primaire au gymnase (programme d’encouragement «FIT en informatique»). Elle a financé de très nombreuses actions de sensibilisation et de multiples publications. La Fondation Hasler a notamment payé la mise en place et la réalisation de la formation supplémentaire pour les enseignant-e-s de science informatique qui manquaient cruellement pour créer l’option complémentaire et a pris en charge jusqu’à 70% des décharges des cantons.

Perspective bouchée. Au final, toutes ces actions ont entrainé peu de résultats. Le projet d’instaurer un enseignement obligatoire de science informatique dans le cursus de la maturité gymnasiale est pris dans les méandres de la bureaucratie confédérale et on a vu que l’instauration d’un enseignement d’informatique dans la scolarité obligatoire en Suisse romande n’est pas à l’ordre du jour. Or, en matière d’éducation, le temps qui s’écoule entre la décision de créer ou de modifier un programme de formation et le moment où les premiers élèves terminent un nouveau cursus est habituellement extrêmement long.

Les projets de coupes dans les budgets de l’éducation qui font descendre le corps enseignant dans la rue ne sont pas de bon augure, alors que dans quelques jours à Davos (20-23 janvier) le World Economic Forum portera sur le thème: «Maîtriser la quatrième révolution industrielle».

Le monde bouge, pour ne pas faire du surplace, il faut presser le pas. Alors, si l’on ne bouge pas… on recule.
(Paradoxe de la Reine rouge, Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir, 1872)


Références
> L’homme et la machine: les robots en pleine ascension? Les effets de l’automatisation sur le marché suisse du travail, Deloitte LLP, 2015.
> Industrie2025.ch, plateforme d’information, de sensibilisation, de mise en réseau et de promotion des entreprises suisses sur les thèmes touchant à «Industrie 4.0».
> David Talerman, La Suisse aura besoin de 87 000 postes de spécialistes IT d’ici à 2022, Travailler en Suisse, 11 septembre 2014.
> Plan d’étude romand (PER), Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP).
> Lehrplan 21, Modul Medien und Informatik, Deutschschweizer Erziehungsdirektoren- Konferenz (D-EDK), 2014.
> La formation tout au long de la vie en Suisse – Résultats du Microrecensement formation de base et formation continue 2011, OFS, 2013.
> 20 millions de francs pendant 10 ans pour l’informatique et l’enseignement général, communiqué de presse, Fondation Hasler, 21 avril 2015.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Emploi: TIC et automation, les enjeux de la formation», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 10 janvier 2016, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/emploi-tic-et-automation-les-enjeux-de-la-formation


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias