Economie numérique: quelle place pour les seniors?

Suisse numérique • Les organisations patronales comptent faire face à la pénurie de main d’oeuvre en maintenant les seniors au travail. Le besoin de développer et de renforcer la formation continue dans le domaine du numérique n’est que rarement évoqué. Cependant, les statistiques montrent que les seniors manquent plus que d’autres catégories de la population des compétences numériques aujourd’hui indispensables à la vie professionnelle.

Article publié initialement dans mon blog «Education et médias» (portail de L’Hebdo) le 6 mai 2016

L’économie suisse n’a plus de marge de manœuvre pour augmenter le potentiel de main-d’oeuvre en raison du frein au recrutement de personnel étranger voulu par le peuple et du départ à la retraite des baby boomers a estimé l’Union patronale suisse (UPS) lors d’une récente conférence de presse (organisée le 12 avril à Zurich avec Avenir Suisse et Swissmem). Pour faire face à ce défi l’UPS compte principalement sur la mise en valeur du potentiel de main-d’œuvre existant en Suisse, en particulier les travailleurs et travailleuses âgé-e-s et sur les femmes.

Maintenir la productivité et l’emploi des seniors est un des moyens principaux que l’Union patronale suisse compte exploiter pour faire face au manque de main-d’oeuvre en Suisse. Pour ce faire l’UPS réclame pêle-mêle des mesures fiscales appropriées, soutient l’abandon du critère d’âge dans les offres d’emploi, mais estime en revanche qu’un allégement des responsabilités pourrait être compensé par une réduction de salaire en fin de carrière. L’UPS est opposée à toute protection contre les licenciements spécifiques pour cette catégorie d’âge.

Tsunami numérique
L’Union patronale suisse ne dit rien sur le tsunami numérique qui a pourtant des répercussions dans tous les domaines de l’économie et de la société. Des études prédisent que l’automatisation pourrait faire disparaître 50% des emplois en Suisse au cours des prochaines années (lire mon article «Emploi: TIC et automation, les enjeux de la formation»). Nombreuses sont les voix qui appellent à réfléchir aux conséquences du développement rapide du numérique et à agir. La «quatrième révolution industrielle» a été au centre du World Economic Forum de Davos (lire l’article «Industrie 4.0: le défi des compétences»). Lors d’une récente interview, le président de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), Lino Guzzella, a déclaré que «la Suisse doit se montrer plus audacieuse face à la révolution numérique qui n’est pas une évolution microscopique mais tectonique qui va changer beaucoup de professions ainsi que de domaines de la vie publique et privée».

La formation est un enjeu fondamental de toute politique

Dans une économie mondialisée et une période de transformations technologiques intenses où les connaissances deviennent rapidement obsolètes la formation est un enjeu fondamental de toute politique économique. Les industriels et les prestataires de services ont besoin de collaborateurs et de collaboratrices très qualifié-e-s disposant d’une solide culture numérique – notamment informatique, capable de s’adapter aux transformations continuelles de leur environnement de travail. Quel que soit leur âge, jusqu’au moment du départ à la retraite. Il faut donc accompagner la transition au numérique, non seulement des entreprises mais des employés et des employées. Attribuer des moyens importants à la formation continue et développer l’offre de cours relatifs aux technologies de l’information et de la communication (TIC) pour toutes les catégories d’employé-e-s, cela devrait aller de soi. Encore faut-il avoir une vision, un projet.

L’Union patronale suisse a été évasive lors de sa conférence de presse sur la formation continue, estimant que celle-ci doit être encouragée «indépendamment de l’âge lorsque le besoin s’en fait sentir et que l’employé a la capacité et la volonté de poursuivre cette formation». Aucune politique générale n’a été présentée en ce qui concerne le numérique. Les compétences nécessaires pour travailler dans un environnement professionnel toujours plus informatisé n’ont pas même été évoquées. Le président de l’Union patronale suisse, Valentin Vogt, s’est distingué par son manque d’à-propos en intitulant son exposé sur les travailleurs âgés «Il y a des moutons noirs et des possibilités d’amélioration des deux côtés».

De même, la question des compétences numériques n’a pas été évoquée lors de la deuxième conférence nationale sur le thème des travailleurs âgés qui a réuni le 21 avril à Berne les représentants de la Confédération, des cantons et des partenaires sociaux sous le patronage du Conseiller fédéral Johann N. Schneider-Ammann.

Hasard du calendrier, c’est le 20 avril que le Conseil fédéral a adopté sa stratégie «Suisse numérique» qui vise à faciliter la collaboration des autorités politiques, de l’économie, des milieux scientifiques et de la recherche, ainsi que de la société civile pour «exploiter pleinement les atouts de la numérisation dans tous les domaines de la vie». Le développement de la «société de la connaissance» est un des nombreux champs d’action de cette stratégie. Le rôle et la transmission des compétences TIC à toute la population dans le but de permettre à chacun et à chacune de participer à des processus politiques, sociaux, économiques et culturels est affirmé. Si les besoins spécifiques des personnes âgées et handicapées sont mentionnés, on ne trouvera rien dans ce document sur la problématique des compétences numériques des travailleurs et travailleuses âgées.

Quelles sont les compétences numériques des seniors?

Difficile de savoir précisément quelles sont les connaissances et savoir-faire des seniors en la matière, mais quelques indicateurs permettent de s’en faire une idée. Les statistiques montrent que les seniors sont beaucoup moins engagés dans l’usage des nouvelles technologies que les personnes plus jeunes et que de fortes disparités existent selon le niveau de formation et le revenu. Cependant, la part des ménages connectés et des internautes qui est très élevée dans notre pays en comparaison internationale, ne présuppose pas nécessairement des compétences adéquates pour effectuer des tâches professionnelles.

En 2015, 84% des personnes de la tranche d’âge 50-59 ans utilisent l’internet plusieurs fois par semaine, 68% des 60-69 ans (OFS). Mais attention, ces chiffres cachent de fortes disparités. C’est ainsi que si 97% des personnes qui disposent d’un niveau de formation tertiaire utilisent l’internet tous les jours ou presque, elles elles ne sont plus que 65% de niveau école obligatoire. La différence est encore plus nette en ce qui concerne le revenu, respectivement 51% pour les bas revenu contre 96% pour les hauts revenus.

L’Office suisse de la statistique (OFS) a calculé un indice de compétence internet qui est fonction du nombre d’activités réalisées en ligne parmi un choix de six usages de base: utiliser un moteur de recherche, envoyer des courriels avec des fichiers attachés, chatter ou poster des messages (réseaux sociaux, blogs, etc.), téléphoner ou faire des vidéoconférences, utiliser des réseaux d’échange pair-à-pair et créer et mettre à jour un site internet.

jcd | source: Office fédéral de la statistique (OFS)

On constate (voir graphique) que le pourcentage de personnes disposant d’expérience dans trois des six usages de base, soit des «compétences internet moyennes», décline fortement dans la population des personnes âgées de plus de 45 ans pour passer de 46% dans la tranche d’âge 45-54 ans à 36% pour les 55-64 ans, et à 13% pour les 65 ans et plus. La proportion des personnes qui ont de l’expérience dans cinq usages de base, «compétences internet élevées», diminue fortement avec l’âge. C’est ainsi que respectivement seulement 19% des personnes de la tranche d’âge 45-54 ans et 8% des 55-64 ans disposeraient d’une telle expérience, pour tendre vers zéro pour les personnes de 65 ans et plus. A noter, qu’il s’agit bien de rendre compte d’expérience pratique et non de la capacité à réaliser de manière appropriée une tâche. Il faut aussi tenir compte que les compétences indispensables au travail sont plus pointues que celles nécessaires dans la vie courante.

A l’heure où l’on parle de reculer l’âge de la retraite, les travailleurs et les travailleuses âgé-e-s ont du souci à se faire!

Remerciements à M. Yves Froidevaux de l’OFS pour l’extraction de données réalisées à mon intention.


Références
> Conférence de presse, Potentiels inutilisés sur le marché du travail: ce qui est réaliste, Union patronale suisse (UPS), dossier de presse, 12 avril 2016, Zurich.
> Fourth Industrial Revolution, World Economic Forum.
> Face à la révolution numérique, la Suisse doit se montrer plus audacieuse, RTS info, 17 avril 2016.
> La deuxième conférence nationale réaffirme l’importance des travailleurs âgés, Communiqué, Portail du gouvernement suisse, 21 avril 2016.
> Stratégie «Suisse numérique», Office fédéral de la communication, 20 avril 2016.
> Usages privés d’internet: modalités et compétences 2014, Office fédéral de la statistique.


Modèle pour citer cet article:
Domenjoz J.-C., «Economie numérique: quelle place pour les seniors?», Éducation aux médias et à l’information [en ligne], 6 mai 2016, consulté le date. https://educationauxmedias.ch/economie-numerique-quelle-place-pour-les-seniors


Cet article concerne le domaine Médias, images et technologies de l’information et de la communication (MITIC) – Éducation aux médias et à l’information (EMI) – Media and Information Literacy (MIL) | Éducation numérique | educationauxmedias.ch

Auteur/autrice : Jean-Claude Domenjoz

Expert de communication visuelle et d’éducation aux médias